Programmé dans le cadre du Festival Les Singulier.es en partenariat avec le Cent-Quatre, Trois Contrefaçons : Bucarest / Ibiza / Venise est une expérience saisissante qui cache le vrai pour mieux dévoiler le faux ou inversement, et déshabille dans ce double mouvement les ressorts de croyance à l’œuvre dans le spectacle vivant.
Comment rendre compte avec clarté de cette expérience insensée que provoque Laurent Bazin actuellement dans la salle Bibliothèque du Théâtre 13 ? Comment s’emparer à notre tour de cette expérience aux confins du réel, sur la corde raide de la vérité et de la fiction, qui joue comme jamais on ne l’avait encore vécu sur le trouble et l’inconfort qu’il y a à avancer ainsi à tâtons et sans balise ? Un état de malaise jubilatoire. L’oxymore sied à cet artiste passionnant qui a l’art de brasser sans complexe sources et références, culture savante et populaire, dans de beaux élans généreux. Laurent Bazin est un puits de sciences et plutôt que de s’enrober dans ses connaissances, sa gourmandise philosophique et son regard critique, il les partage allégrement dans la spontanéité de l’enfant qui vient de découvrir une vérité dingue et ne peut la garder pour lui plus longtemps. Avec cette dernière création intitulée à très juste titre Trois Contrefaçons – pas d’entourloupe là-dessus, on nage en plein dedans-, pour nous spectateurs, c’est un peu comme si ce qui constituait jusqu’à présent notre modus vivendi relationnel au spectacle vivant s’ouvrait en deux sous nos pieds et dans la faille béante invitait à sauter dans l’inconnu.
Ce que Laurent Bazin propose, avec une audace folle et un talent renversant, c’est un nouveau pacte avec le simulacre et avec la vérité par le même biais, une déviation dans le cours des choses, une manière radicalement autre de « faire spectacle ». Ce qu’il essaie de créer n’a pas encore de nom. Il invente un espace à la fois concret et mental où le récit se distille au compte-goutte, gonfle et s’étoffe en de multiples et mouvantes ramifications, il imprime sa psyché saturée et son cerveau en éruption dans le temps de la représentation. Car Laurent Bazin joue avec nous sans jamais se jouer de nous puisque lui-même se perd dans ce vertige qu’il crée de toute pièce, là en direct sous nos yeux. Il ne cache rien, la pleine lumière qui éclaire le public autant que le plateau s’abat crument sur le volume de la salle, brisant ainsi tout quatrième mur. Et l’on navigue à vue dans ce début où le corps enrobé d’un justaucorps intégral bleu électrique de Chloé Sourbet se meut sous nos yeux sans que les paroles prononcées ne proviennent de sa bouche. Dissociation entre la voix de Fabien Joubert et les taquineries de cette chimère au visage invisible qui s’offre et se dérobe en même temps. A l’image de la représentation qui met à nu la brèche entre le vrai et le faux.
Quant à Laurent Bazin, tenue de ville décontractée, jean, tee-shirt baskets, micro en main, il mène le jeu, organise à vue le récit. A moins que ce ne soit lui qui ne soit mené par le bout du nez par cette Créature, objet et sujet de la pièce, point de départ de cette sorte de happening prolongé né d’un dispositif amorcé en amont et dans trois géographies bien distinctes et toutes porteuses d’un mythe fort et identifiable : Bucarest, Venise, Ibiza. Où notre hôte s’est rendu dans le but d’approcher au plus près la performeuse et instagrameuse compulsive Alexandra Sand. La Roumanie, les Carpates, le château de Dracula, vampire notoire. La Sérénissime et son carnaval annuel, ses masques emblématiques. L’île du clubbing à ciel ouvert, de la fête en continue. Dans cette quête qui ne connait pas son but, hormis de côtoyer de près et sur la durée celle qui le fascine et l’aimante, dans ce voyage initiatique déglingué qui le mène en trois points de l’Europe, Laurent Bazin, ou son double fictionnel, se jette à corps perdu, quitte à y laisser des plumes, celles de sa santé mentale. Il se glisse dans le quotidien de cette Créature insaisissable et énigmatique, femme fantasme, idole cultivant son image sur la toile, et noircit les pages de carnets dans un besoin impérieux de retenir ce qui échappe, de comprendre ce qui se cache, de combler le hiatus entre l’image et la réalité. Il traque le lieu même où le mythe prend forme, décrit l’imposture sans que l’on ne sache plus qui est l’imposteur, soulève le voile violent de la vérité, injurie les apparences tout en leur vouant une vraie fascination, questionne le culte et l’impossibilité de la connaissance de l’autre, le fond et la forme, la présence réelle et l’illusoire, essaie de toucher le soleil et le mystère de nos représentations. En un mot, il tente de réactiver dans le lieu du théâtre cette relation factice et néanmoins véridique qui se joue entre elle et lui. Et cette quête le mène plus loin que prévu.
A ses côtés, deux acolytes, remarquables de souplesse et de réactivité, Fabien Joubert et Chloé Sourbet et une armée d’agents dormants, prompts à se réveiller, disséminés dans la salle, aux aguets. La représentation est sans cesse perturbée, piquée dans son vif, ce qui la rend on ne peut plus épidermique. Entre l’écriture d’une beauté abyssale issue des carnets remplis par paquets, le film, surréaliste et hilarant, tourné à Venise, qui nous est projeté et la sublime image finale construite au plateau dans l’obscurité, la fumée, la musique électro et les lumières lucioles des téléphones portables, Laurent Bazin construit un kaléidoscope diffracté et borderline, il nous invite à danser avec lui au-dessus de l’abîme, à nous évader de la psycho-pathologie de la vie quotidienne. Usant de tous les outils possibles, il réfléchit le monde au plateau et le transcende. Laurent Bazin joue avec le feu et ce qu’il brûle ce sont nos croyances de masse, la clairvoyance dans laquelle nous nous drapons, les limites de la lucidité. Nietzsche et Merleau-Ponty sont de la partie pour jeter leur sort philosophique sur ces flashs métaphysiques et ces visions incandescentes, ses phrases palpitantes de pensée qui viennent activer l’œil autant que l’esprit. On se croirait presque dans de la science-fiction. Et l’on sort de ce spectacle comme un fulguré, ces survivants de la foudre, abasourdi et lévitant, proprement halluciné.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Trois Contrefaçons : Bucarest / Ibiza / Venise
Texte Laurent Bazin
D’après une expérimentation réalisée avec Alexandra Sand, artiste visuelle et performeuse
Conception et mise en scène Laurent Bazin avec la complicité des interprètes
Avec Laurent Bazin, Fabien Joubert et Chloé Sourbet et Alexandra Sand
En présence de la Créature et de son petit chien Blu
Avec la complicité des Agents dormants
Assistante et regard dramaturgique Magali Chiappone-Lucchesi
Chorégraphie Chloé Sourbet
Lumière et scénographie John Carroll
Vidéo et son Cyril Communal
Accessoires et masques Manon Choserot
Laboratoire du futile Alexandra Sand
Pour les films
Chef opérateur Thomas Favel
Montage Line Abramatic
Etalonnage Yannig Willman
Administration & Production Mathilde Priolet / Catherine Haetty
Diffusion Anne-Sophie Boulan
Photos du spectacle Svend Andersen
Production Compagnie Mesden Coproduction O’Brother Company, le CENTQUATRE-PARIS
Avec le soutien de l’Institut Français de Bucarest, du Festival en Othe – AuxonA partir de 16 ans
Durée : 1h45Du 6 au 17 février 2023
Au Théâtre 13 – Bibliothèque
En partenariat avec le Cent-Quatre-Paris dans le cadre du Festival Les Singuliers
L’enthousiasme débordant du compte rendu opacifie singulièrement l’image déjà très incertaine que l’on pourrait se faire de ce travail. Manifestement, l’expérience vécue, très intense et émotionnelle, le besoin de l’exterioriser, relègue l’objet initial de l’article au second plan. Cela intrigue, pousse un peu la curiosité et provoque même un début de jalousie : quelle est donc la source de cette Épiphanie ? J’espère avoir un jour la chance de m’y abreuver aussi.