Dans Je pars sans moi, Isabelle Lafon emmène avec elle sa complice Johanna Korthals Altes aux frontières d’un monde à la fois proche et inconnu, peuplé de dangers : celui de la folie. À partir des mots d’une femme internée à la fin du XIXème siècle à Sainte-Anne, elles se fraient un chemin passionnant, délicat vers leurs propres vertiges.
Pour aborder la femme dont elle ne connaît pas le nom – elle n’aime pas dire qu’elle est « anonyme » – mais dont les Impressions d’une hallucinée la bouleversent, Isabelle Lafon entre en scène avec la même inquiétude et la même urgence que lorsqu’elle partage les mots de personnes plus connues. Des femmes, toujours : Anna Akhmatova, Monique Wittig, Virginia Woolf, Marguerite Duras… Dès qu’elle apparaît à cour avec, presque collée à elle, la comédienne Johanna Korthals Altes qui est de toutes ses pièces depuis Journal d’une autre (2008), elle affirme d’ailleurs la dimension intime, existentielle de cette nouvelle création, Je pars sans moi. « Je suis émue… », dit-elle à Johanna dans un tremblement, avec une appréhension bien visible à entrer en scène. Comme si sur ce plateau l’attendaient des charbons ardents, un trou noir ou quelque autre danger très grand mais aussi très attirant car plein d’un inconnu et donc de possibles inédits.
Dans cette pièce comme dans toutes celles qu’Isabelle Lafon a créé depuis 2002 avec sa compagnie Les Merveilleuses, ces possibles désirés autant que redoutés sont des rencontres, des croisements d’univers qui n’auraient pu se faire autrement que sur un plateau, face à des spectateurs. Avec Je pars sans moi, c’est vers la folie, vers les fous ou prétendus tels que se dirige la metteure en scène et interprète – elle ne se considère pas autrice de ses spectacles, préférant dire que tous ses collaborateurs en nourrissent l’écriture autant qu’elle, de même qu’ici le psychiatre Gaëtan Clérambault et l’éducateur et écrivain Fernand Deligny. La femme dont Isabelle ne connaît pas le nom, qu’elle va nommer « Mademoiselle M*** » pour mieux la sentir et l’approcher est en effet traversée un jour par « un vent de folie ». Après son dialogue à cour avec Johanna, où toutes les deux convoquent pêle-mêle des souvenirs, des anecdotes plus ou moins personnelles qui les relient à la folie, la metteure en scène accueille en quelque sorte en elle une part de cette inconnue dont elle découvre les mots magnifiques et étonnants dans L’Encéphale, revue de référence en psychiatrie francophone.
Un instant, cette femme née en 1853, qui se retrouve internée parce qu’elle entend des voix est parmi nous. Très peu de choses ont changé dans la voix de la comédienne, dans ses gestes, mais c’est certain, Isabelle Lafon n’est plus seule en elle-même lorsqu’elle dit qu’elle veut prendre son manteau et s’en aller, quand elle se dirige vers la porte dressée au milieu du vide, unique décor de la pièce. En revenant au duo après plusieurs pièces aux distributions plus vastes, Isabelle Lafon nous fait ainsi entrer dans la fabrique de son théâtre. En mettant en scène sa relation complexe avec Mademoiselle M*** et tous les malades qu’elle, Johanna Korthals Altes et leur assistante à la mise en scène Jézabel d’Alexis ont rencontré dans les livres, dans les hôpitaux et dans la vie pendant leurs recherches, elle nous donne à voir ce qu’est le jeu pour elle : l’occasion de convoquer l’Autre, à la fois en soi, auprès de soi et face à soi.
À plusieurs reprises pendant le spectacle, le spectateur et Johanna assistent à l’arrivée de Mademoiselle M*** en Isabelle Lafon. Laquelle voit, toujours avec la salle, Johanna se laisser habiter par ses amis qui vivent dans des livres et dans des archives : une patiente de l’Asile psychiatrique de Saint-Alban, une certaine Babette, couturière de 55 ans aimant un prêtre d’une passion dévorante ou encore François Tosquelles, « ce grand psychiatre catalan (…) né dans un moment très sombre de l’histoire au croisement des deux guerres » inventeur de la psychothérapie institutionnelle… Tour à tour, chaque artistes placent donc sous le regard de l’autre et du spectateur ce qui d’habitude reste dans les coulisses : l’apprivoisement entre l’acteur et son personnage, ce moment de tête-à-tête qui n’est pas sans rapports avec les dissociations et autres dérives du comportement que l’on découvre chez Mademoiselle M*** et les autres. Ne théâtralisant leur geste qu’un minimum, mais faisant remarquer tous les éléments qui placent Je pars sans moi dans l’espace-temps particulier du théâtre – la porte surtout est l’objet de bien drôles répliques et situations–, Isabelle et Johanna interrogent leur geste autant qu’elles se questionnent sur les personnes qu’elles évoquent dans leur spectacle.
Avec le naturel dont faisait preuve la Marguerite Duras des Imprudents (2022), la précédente pièce d’Isabelle Lafon, à rencontrer des mineurs, des strip-teaseuses et des orphelins, les deux actrices créent un carrefour entre des univers et des époques diverses. Riche en heureux frottements, en correspondances inattendues, ce monde pluriel qui semble s’inventer sous nos yeux porte l’utopie d’une société en tout horizontale, régie selon les principes de la curiosité et de l’hospitalité. En se déployant presque dans un murmure, au rythme heurté, souvent très rapide de la parole d’Isabelle et de Johanna, cet univers plein de poésies singulières apparaît dans une forme d’urgence. Contre l’indifférence, contre l’intolérance, il surgit tel un édifice construit dans la nuit, à l’abri des regards mauvais et avec l’espoir de durer autant que possible.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Je pars sans moi
Conception et mise en scène : Isabelle Lafon
Texte inspiré des œuvres du psychiatre Gaëtan de Clérambault et des écrits de Fernand Deligny
Ecriture et jeu : Johanna Korthals Altes, Isabelle Lafon
Lumières : Laurent Schneegans
Costumes : Isabelle Flosi
Assistanat à la mise en scène : Jézabel d’Alexis
Administration : Daniel Schémann
Durée 1h10
La Colline – Théâtre National
Du 17 au 12 février 2023
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