Avec Exil intérieur, Elisabeth Bouchaud revient sur la vie de Lise Meitner, physicienne à l’origine de la découverte de la fission nucléaire, mais oubliée de l’Histoire.
Elisabeth Bouchaud, physicienne de formation et directrice du Théâtre de la Reine Blanche depuis 2014, lance une série de pièces sur la vie de femmes scientifiques que l’Histoire a mises de côté. Depuis de nombreuses années, cette « scène des arts et des sciences » prône le décloisonnement et explore les liens entre théâtre et sciences à travers des conférences et des spectacles. Avec la complicité de la metteuse en scène Marie Steen, Elisabeth Bouchaud revient dans ce premier volet sur le parcours de Lise Meitner.
Très tôt, cette physicienne de renom se fait une place dans un milieu très masculin et découvre le principe de la fission nucléaire. C’est pourtant son collègue Otto Hahn qui reçoit le prix Nobel de chimie en 1944 pour cette découverte. La communauté scientifique s’accorde aujourd’hui à dire que cette attribution fut particulièrement injuste. Celle qu’Einstein surnommait « la Marie Curie allemande » est également la première femme nommée professeure des universités en Allemagne. D’origine juive, Lise Meitner a dû fuir le régime nazi en 1938 et abandonner son laboratoire, ses équipes et ses recherches prometteuses. Exilée, elle assiste, impuissante, aux avancées de ses collègues, qu’elle tente d’aider au mieux à distance.
Pris entre deux guerres, son destin semble sans cesse empêché, son génie continuellement privé. Pourtant, quand les laboratoires américains lui tendent la main et lui proposent de travailler sur une application militaire de la fission nucléaire, elle refuse catégoriquement : « J’ai déjà vu trop d’horreurs », argue-t-elle. Mais lorsque l’armée américaine bombarde Hiroshima et Nagasaki en 1945, elle devient aux yeux de tous « la mère juive de la bombe atomique », celle qui a trouvé l’outil permettant d’accélérer la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Privée du récit de sa propre histoire, Lise Meitner souffrira longtemps de cette association. Elle finira, cependant, par pardonner. À l’Allemagne, à ses collègues scientifiques, à l’Histoire. « Nous vivons dans un monde où les hommes s’entre-tuent et où les femmes pardonnent », soupire-t-elle. Elle restera ainsi l’amie de son collègue Otto Hahn jusqu’à la fin de sa vie. Sur sa tombe, sera inscrit : « Lise Meitner, une physicienne qui n’a jamais perdu son humanité ».
Elisabeth Bouchaud sait transmettre, autant par le texte que par le jeu, la grande humanité qui émane de cette figure historique. La science, elle, n’est jamais loin, et l’expertise de l’autrice en la matière transpire dans le texte, sans pour autant l’alourdir. Même les moins initiés pourront comprendre en quoi consiste le modèle de la goutte liquide de Bohr ou la formule de la fission nucléaire.
Sur le plateau, comme dans la vie de Lise Meitner, l’exil est partout : il s’agit en permanence de fuite (Autriche, Allemagne, Pays-Bas, Suède, Royaume-Uni). Un grand panneau de bois se plie et se déplie, et devient ainsi une paillasse de laboratoire, une table de dîner, une frontière infranchissable entre deux pays séparés par la guerre. Un mobilier en acier, presque industriel, vient rappeler le déracinement de la scientifique : aucun intérieur n’est vraiment chez elle. Un procédé économe et intelligent qui nous plonge dans le huis clos de son exil et laisse toute la place au jeu de Benoit Di Marco et Imer Kutllovci pour se déployer.
Exil intérieur pourrait se contenter d’être didactique et documentaire, mais la pièce est portée par une réelle justesse dans le propos et dans la forme. Sans misérabilisme ni esprit de vengeance, il s’agit de redonner un peu de place à un récit mis de côté. Un biopic touchant, emmené par une grande artiste.
Fanny Imbert – www.sceneweb.fr
Exil intérieur
Texte Elisabeth Bouchaud
Mise en scène Marie Steen
Avec Elisabeth Bouchaud, Benoit Di Marco, Imer Kutllovci
Scénographie Luca Antonucci
Costumes Muriel Delamotte assistée de Marie Le Garrec
Vidéo Guillaume Junot
Lumières Philippe Sazerat
Créatrice son Stéphanie Gibert
Compositrice Anne GermaniqueProduction RB Productions
Avec le soutien du CEADurée : 1h10
Théâtre de la Reine Blanche, Paris
29 mars > 28 avril
Vendredi à 19h, samedi à 18h, dim. à 16h
Représentation supplémentaire :
vendredi 5 avril à 14h30Du 3 au 21 juillet 2024
Théâtre la Reine Blanche à Avignon – Festival Off
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