Sylvain Maurice et ses interprètes rendent toute la finesse de l’insaisissable Crimp. Une écriture qui attrape le spectateur et le retient dans les filets de ses mystères. Une pièce toute en glissements sur le couple, l’amour et la cruauté.
Que peut-on faire de mieux avec un texte de Crimp que d’en respecter les subtils équilibres ? Pour sa dernière mise en scène en tant que directeur du CDN de Sartrouville, Sylvain Maurice renoue avec l’auteur anglais, dont il avait déjà monté Dealing with Clair en 2011. Il l’estimait alors insuffisamment reconnu en France, sous-estimé, et disait apprécier tout particulièrement son « humour cruel » et son « intelligence ludique ». Onze ans plus tard, c’est avec Isabelle Carré, Yannick Choirat et Manon Clavel qu’il s’attaque à cette histoire ordinaire de tromperie que Crimp sublime grâce à son art effectivement consommé de jouer avec le spectateur, sans cesse soumis au doute et à l’impossibilité de décrypter avec certitude ce qui se produit sous ses yeux.
On ne sait pas, d’ailleurs, où arrêter le récit de l’action de cette pièce. On pourrait tout en révéler, puisqu’à la fin on n’est plus sûr de rien ; mais aussi n’en rien dire puisque, dès le début, une grande partie de notre plaisir réside dans l’effort de compréhension de ce qui se joue entre les personnages. Ce qui, si cela ne devient jamais certain, se précise quand même petit à petit. Disons simplement que Corinne et Richard viennent de s’installer à la campagne, qu’ils ont deux enfants et qu’un soir, Richard revient d’une tournée de soins – il est médecin – avec une jeune femme (inanimée) sur les bras. Il dit l’avoir trouvée sur le bas-côté de la route. Les soupçons de Corinne, sa compagne, s’avéreront vite légitimes : son mari lui ment. Lui qui avait pourtant promis de devenir clean a bien ramassé le sac de Rebecca.
Grande table de bois clair, sans rien dessus hormis un téléphone en bakélite noir tout droit sorti du milieu du siècle dernier ; lui en jean et mocassins, chemise bleue de cadre ; elle en chaussettes, jean et chandail vert. Le réalisme de la scène se double vite du fantastique d’un grand rectangle lumineux aux teintes bleu nuit, qui se déplace, s’ouvre et se referme derrière les personnages, dont les échanges sont soutenus par une musique qui souligne de manière redondante la présence du mystère. Malice ou maladresse ? On glisse vite sur la question puisque, tandis que la première se résout – qui est vraiment cette jeune femme que Richard a ramenée ? –, d’autres énigmes se forment : qui est Maurice ? Et pourquoi ce vieil homme meurt ? Et ces seringues, drogues ou médicaments ?, et ainsi de suite. Car – et c’est bien là de la malice, ou cette fameuse « intelligence ludique » dont parlait Sylvain Maurice – Crimp s’amuse à répondre aux questions que l’on se pose en les prolongeant par d’autres questions.
Il nous tient ainsi sans cesse en laisse, à la traîne, à la lisière du réalisme et du fantastique, du policier et du vaudeville, du trivial et du poétique, multiplie les points de tension et les sources d’inquiétude, et garde ses personnages dans une forme d’incertitude, les rendant aussi ordinaires que menaçants : Isabelle Carré, épouse un brin soumise, à l’air amoureux, semble au départ fragile et inoffensive avant de se montrer pugnace et rusée ; Yannick Choirat, dès le début, est trop nerveux pour ne pas mentir, puis s’enferre à en devenir effrayant ; Marion Clavel, enfin, border-line et sans peur, nous inquiète à défier le mauvais sort comme si elle l’appelait de ses vœux. Que s’est-il passé pour que les deux époux se retrouvent deux mois plus tard, dans le bonheur amoureux d’une soirée d’anniversaire, sans les enfants que garde Sophie la baby-sitter ? Une longue promenade jusqu’à la pierre qui se trouve tout au bout du chemin nous l’apprendra. Ainsi s’achève le parcours d’un couple comme un autre que seuls les faux-semblants pouvaient sauver du drame.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
La Campagne
de Martin Crimp
Traduction Philippe Djian
Mise en scène Sylvain Maurice
Avec Isabelle Carré, Yannick Choirat et Manon Clavel
Assistanat à la mise en scène Béatrice Vincent
Collaboration artistique Julia Lenze
Scénographie Sylvain Maurice en collaboration avec Margot Clavières
Lumière Rodolphe Martin
Costumes Olga Karpinsky
Son Jean De Almeida
Régie générale André NeriProduction Théâtre de Sartrouville et des Yvelines–CDN
Coproduction Théâtre Montansier, Versailles
Avec la participation artistique du Jeune théâtre nationalLa pièce La Campagne de Martin Crimp (traduction de Philippe Djian) est publiée et représentée par l’ARCHE – éditeur et agence théâtrale.
Durée : 1h20
La Scala Paris
du 13 mai au 18 juin 2023
Représentations à 21h du mardi au samedi -17h le dimanche- Relâche les 21 et 23 mai et 9 juin
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