Dernière création de la Compagnie Léla, Nous n’avons pas vu la nuit tomber nous plonge dans la vie nocturne d’une bande de jeunes à l’orée de l’an 2000. Un spectacle crépusculaire où les paillettes de la fête côtoient la noirceur du réel.
De pièce en pièce, il se profile dans l’écriture imprégnée de musique de Lola Molina une claire obsession pour la nuit, une attraction électrique pour la marge, un goût pour les relations-fusions ou du moins de forte intensité, un penchant pour cette zone en demie teinte où l’amour et la mort s’aimantent. Elle nous avait magnétisé il y a quelques années avec «Seasonal Affective Disorder , hors-piste sentimental haletant qui posait les bases de son style cinématographique et sensoriel et de sa collaboration complice et fertile avec le metteur en scène Lélio Plotton – avec qui elle a cofondé la compagnie Léla, et qui s’empare ici de cette nouvelle matière textuelle avec subtilité et pertinence. Dans cette pièce (éditée aux éditions Théâtrales), l’autrice élargit son spectre en déployant une constellation de personnages dans l’entre-deux siècle. Des oiseaux de nuit pris entre deux feux, entre l’extinction des années 90 et l’aube des années 2000, entre l’insouciance de la fête et la réalité crue de la capitale, entre chape de plomb et désir ardent de liberté. C’est une pièce sur la jeunesse, sur une génération (ceux qui avaient 20 ans et des poussières lors du changement de siècle), sur le monde de la nuit, sur le monde d’avant aussi. Avant les portables, internet et les réseaux sociaux. Avant #meetoo et l’urgence climatique. L’époque des cabines téléphoniques et des francs.
Nous n’avons pas vu la nuit tomber, titre qui peut se lire au sens propre et au sens figuré bien sûr, est une pièce sur l’envers du décor, le dessous des masques et mascarades. On y suit les trajectoires solitaires et soudées de quatre personnages phares, escortés de deux satellites qui gravitent dans leur vie. Jesse et Baba, deux étudiantes en Art qui, pour se payer leurs études, se prostituent. Christopher, l’un des hommes à relation tarifée de Jesse. Mais pour elle, le lien semble flou, tremblant comme la flamme d’une bougie à laquelle on risquerait, à trop jouer avec la proximité, de se brûler. James et Paul, couple gay et amis de soirées nocturnes au long court complètent ce ballet organique de personnages flottants et perdus dans la jungle urbaine, proies faciles des agressions de rue répandues à l’égard des femmes et des homos.
Et puis il y a cet homme de l’ombre, l’homme qui erre dans les couloirs du métro, ambivalent et inquiétant, capuche vissée sur la tête et veste en cuir, clope dans une main, canette de bière dans l’autre. Figure familière qui hante nos quotidiens, personnage trouble à la jonction du récit et de l’action, hérité du chœur antique, il semble surgir de la nuit et la porter toute entière sur ses épaules. Emanation et incarnation de l’obscurité, il ouvre le spectacle de sa présence mystérieuse et sa cigarette troue l’outre-noir de la cage de scène, nous invitant à le suivre du regard, invisible et présent. Sa voix d’outre-tombe (superbe voix ténébreuse de Gabriel Dufay) prend le relai et viendra éclairer de ses intermèdes chantés réveillant des tubes du passé – de Simon & Garfunkel à Gala en passant par Neil Young and Crazy Horse, l’enchaînement vif de scènes crépusculaires
C’est un spectacle fondu dans le noir de la nuit, pris entre le dernier métro et le premier, dans ces heures où l’on oublie le jour et la brûlure du réel dans des soirées trop arrosées sans début ni fin. Pure dentelle que la mise en scène de Lélio Plotton qui orchestre avec doigté la valse des corps et des dialogues et fait honneur au texte de Lola Molina. Dans une économie de décors et d’accessoires, il donne à entendre la voix de chacun et le ballet stylisé d’entrées et sorties ne laisse place à aucun temps mort. Lélio Plotton a le sens du rythme et sa direction d’acteur.ice cisèle chaque geste dans une précision sans gras ni superflu. C’est un théâtre qui fait confiance au théâtre et laisse place aux interprètes, sculptés par les lumières sublimes de Maurice Fouilhé. Véritable partition lumineuse qui découpe et nimbe les silhouettes d’atmosphères changeantes et mélancoliques, la lumière a dans ce spectacle aux airs d’apocalypse qui se clôt en un oratorio triste et blafard comme un lendemain de fête, une place toute particulière. Elle donne à ses personnages noctambules la surbrillance qu’ont les étoiles sur le point de s’éteindre. Comme si l’on assistait à la disparition d’une génération. A sa splendeur autant qu’à sa déchéance.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Nous n’avons pas vu la nuit tomber
De Lola Molina
Mise en scène Lélio Plotton
Avec Charlotte Ligneau, Flora Diguet, Thomas Landbo,
Charly Breton, Antoine Sastre et Gabriel Dufay.
Scénographie Adeline Caron
Création sonore Bastien Varigault
Création lumière Maurice Fouilhé
Durée 1h25Le 8 novembre au Théâtre de Chartres
Les 6 et 7 décembre à la Maison de la Culture de Bourges
Les 12 et 13 avril au CDN De Tours – Théâtre Olympia
Merci pour cette belle critique. Nous n’avons pas la nuit tomber comme ses autres textes (Seasonal affective disorder et Adeno Nuitome) sont publiés aux éditions Théâtrales.