Le metteur en scène Mathieu Touzé s’empare de Que font les rênes après Noël ? d’Olivia Rosenthal. Entre théâtre et danse, très esthétique, son adaptation intitulée Une absence de silence, créée à la Ménagerie de Verre dans le cadre du festival Les Inaccoutumés, a tendance à lisser le roman très hétérogène, où humanité et animalité sont placés dans un parallèle complexe, souvent gênant.
« Tigrons, léopons, pumapards, jaglions, tiguars, jaguleps, léotigs, tiglons, liards, léonards ». Peut-être les cinq interprètes qui évoluent dans la brume au tout début d’Une absence de silence cherchent-ils à incarner les « êtres de chair et d’os » qui se cachent derrière ces mots rares présents dès la première page de Que font les rênes après Noël ? d’Olivia Rosenthal (Verticale, 2010). La gestuelle toute en ruptures, en rebonds et en gestes vifs alternant avec de longues pauses que déploient au sol le comédien Yuming Hey et les danseurs Jeanne Alechinsky, Laura Desideri, Gian Marco Montesi et Emiliano Perazzini les place en tous cas du côté de l’animal. Mais rien dans le ballet hypnotique, techniquement impressionnant qui se joue devant nous ne nous permet de définir la nature de leur animalité. Les mots énumérés plus tôt n’étant guère prononcés dans l’adaptation du livre par Mathieu Touzé, on pense plutôt à des lions ou à quelque autre fauve classique qu’à des « rejetons inter-espèces » décrits dans le roman par un narrateur fasciné : « avec les hybrides, tout est possible ».
On mesure d’emblée la liberté avec laquelle le metteur en scène, également co-directeur du Théâtre 14, s’empare du texte d’Olivia Rosenthal. En ouvrant sa pièce sur une partition entièrement physique, inspirée du protocole « La Meute » de la danseuse et chorégraphe Nadia Vadori-Gauthier, transmis ici par la danseuse Jeanne Alechinsky est la passeuse – elle est membre de la compagnie Corps Collectif de Nadia Vadori-Gauthier –, Mathieu Touzé affirme son désir de développer un vocabulaire de plateau capable de porter la complexité du livre, dont l’adaptation tient en quelques pages. Si les mouvements d’Une absence de silence ne nous font pas accéder à l’étrangeté des tigrons et autres bêtes, réussissent-ils mieux à traduire l’hybridité du texte, où le récit de la lente émancipation d’une femme est constamment interrompu par les voix d’un éleveur, d’un boucher, d’un soigneur et de bien d’autres personnes concernées de par leur profession ou leur passion par la question du rapport entre homme et animal ? En partie, mais pas autant que l’on aurait pu l’espérer.
Une absence de silence nous égare et nous trouble beaucoup moins que Que font les rennes après Noël ?. Chez Olivia Rosenthal, la cohabitation entre des matériaux littéraires différents produit un choc et un égarement constant, tout en offrant à son lecteur l’accès à des sciences et des pratiques animalières extrêmement pointues. La rencontre entre danse et théâtre chez Mathieu Touzé se fait davantage dans l’esprit du mélange, de la fluidité, que du heurt et de l’écart qui font la singularité du texte d’Olivia Rosenthal. Laquelle fait de ses explorations du côté de ceux qui vivent avec les animaux, en les privant souvent de leur liberté, un moyen d’étude de l’humain, de sa tendance à assimiler les schémas qu’on lui propose au détriment de sa personnalité propre.
Complice de longue date de Mathieu Touzé, le comédien Yuming Hey, qui tout en prenant part à la chorégraphie de la meute assume l’essentiel de la partition textuelle du spectacle, excelle pourtant à donner à entendre ses différentes composantes. Un léger changement de ton, de posture lui suffisent pour passer de l’histoire féminine qui occupe un paragraphe sur deux de Que font les rennes après Noël ? au monologue à la première personne d’un boucher. Grâce à la singularité de son jeu, qui doit beaucoup à une androgynie dont il joue avec une grande subtilité, il fait davantage qu’illustrer les questionnements du personnage féminin sur sa sexualité. Son jeu place la relation homme/femme dans le prolongement du rapport homme/animal, qui dans le roman est autant le lieu de bien des violences que celui d’une possible libération de notre espèce, présentée par Olivia Rosenthal comme empêchée par ses normes sociales. La manière dont la danse traite aussi cette porosité entre les genres a hélas tendance à prendre le dessus sur cette belle et singulière présence théâtrale.
Bien que nourrie par des interprètes d’horizons différents, tous excellents, cette danse a tendance à lisser les composantes diverses de la pièce plutôt que d’en souligner les contrastes. Qu’ils fassent meute ou, dans la deuxième partie du spectacle, qu’ils utilisent le voguing et d’autres danses d’aujourd’hui dans le cadre d’une cérémonie de mariage revue et corrigée façon queer, ils ont tendance à illustrer la porosité plutôt que de la suggérer. Séduisante, cette illustration laisse peu de place aux béances du texte d’Olivia Rosenthal, où le lecteur peut rêver la liberté qui lui ressemble.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Une absence de silence
D’après : Que font les rennes après Noël ? d’Olivia Rosenthal © Editions VerticalesMise en scène : Mathieu Touzé
Chorégraphie d’après le protocole de la meute élaboré par Nadia Vadori-Gauthier.Distribution : Yuming Hey, Jeanne Alechinsky, Laura Desideri, Gianmarco Montesi, Emiliano Perazzini
Scénographie et costumes :Estelle Deniaud et Mathieu Touzé
Musique : Rebecca Meyer
Vidéo : Justine Emard
Lumière : Renaud Lagier
Assistante de mise en scène : Hélène Thil
Production : Collectif Rêve Concret
www.collectifreveconcret.comAvec le soutien de la MC93 pour le prêt de costumes et d’Artinvita – Festival international des Abruzzes.
Durée : 1h15
TnBA – Bordeaux
Du 7 au 9 mars 2023
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