Avec Les Fauves, la compagnie Ea Eo déploie les grands moyens pour renouveler sa discipline, le jonglage. Sous un chapiteau bulle aux allures de station spatiale conçu pour l’occasion, elle met en scène des jongleurs aux pratiques diverses. Sans parvenir à les rassembler avec un langage commun.
Fondée en 2013 par Éric Longequel et les Belges Jordan et Sander de Cuyper et Bram Dobbelaere, Ea Eo s’est depuis quelques années resserrée autour du duo formé par le premier artiste cité et Neta Oren, qui rejoint la compagnie un an après sa création. Dans leurs pièces toutefois, les deux jongleurs ont la belle et délicate habitude de convoquer par les mots et les gestes les artistes qu’ils admirent, ceux qui nourrissent leur travail. Dans Unplugged (2020) notamment, ils accompagnent leurs « routines » d’anecdotes appartenant à l’histoire de leur discipline. À chaque représentation, ils invitent aussi deux jongleurs différents et un musicien, qui viennent apporter de l’aléatoire, de la surprise au prévu, à l’écrit. Leur nouvelle pièce, Les Fauves, s’inscrit donc dans une démarche partageuse ancienne. Elle prend la suite d’un effort visant à faire connaître à un large public la communauté complexe et méconnue des jongleurs.
Avec cette création, dont la naissance à l’Espace Cirque d’Antony le 30 septembre 2022 était attendue depuis fort longtemps – l’idée remonte à 2017 –, Ea Eo prend toutefois un tournant dans son ouverture à d’autres jonglages que le sien : elle lui donne des moyens que la discipline a rarement. On est d’emblée frappé par la dimension matérielle de ces moyens : le chapiteau bulle, conçu pour le spectacle par le collectif d’architectes Dynamorphe, spécialiste en confections complexes, en volumes gonflables et toiles suspendues. Les spectacles de jonglage sous chapiteaux classiques sont déjà rares ; sous pareil vaisseau, c’est du jamais vu. La fin justifie les moyens pour Ea Eo, qui affirme dans sa note d’intention une forte nécessité de renouveau : « le jonglage a besoin qu’on invente des formes de représentation qui lui soient adaptées. Plus que jamais, les spectacles de jonglage ont besoin de se détacher des formes existantes, telles que la boîte noire ou la piste de cirque ».
Vaste, l’espace nous est donné à découvrir librement, en déambulation, dans une première partie de spectacle qualifiée de « ménagerie ». La deuxième partie des Fauves se déroule de manière plus classique, au centre de la structure : une piste triangulaire entourée d’un gradin trifrontal de 400 places. Dans cet écrin sidérant, cette « cathédrale du jonglage », l’autre richesse des Fauves, humaine et artistique, tente de se déployer. Dans un premier temps, les cinq jongleurs de la pièce y œuvrent chacun de son côté, dans différents espaces du chapiteau indiqués par des néons lumineux donnant à l’ensemble un aspect futuriste qui évoque autant la station spatiale que le musée d’art contemporain. En allant d’Éric Longequel, plongé à l’entrée du chapiteau dans un aquarium où il jongle avec toutes sortes d’objets flottants, à Johan Swartvagher – fondateur de la compagnie Protocole, il a rejoint Ea Eo pour Les Fauves – qui se livre à l’extérieur à son art de manier la massue, on a la sensation d’évoluer dans une sorte de vivarium.
Sans indications autres que la durée de la visite – 40 minutes –, on se promène d’une espèce de jongleur à l’autre. En s’attardant devant les prouesses aquatiques d’Éric Longequel, on risque de rater une partie de la performance de Neta Oren, enfermée dans une cage en verre avec pour seules compagnes des balles blanches, qui aurait pu nous toucher davantage. À trop contempler Neta, ou Johan, ou encore Wes Peden juché tel un échassier sur des massues au centre du chapiteau, nous manquons de notre côté la proposition d’Emilia Taurisano qui, nous dit-on, jongle comme elle en l’habitude avec les pieds. Nous ne verrons que ses balles en plastique transparent, pleines comme des boules à neige de petits objets divers, de petits paysages. Si la frustration suscitée par cette première partie n’est pas en soi un problème, elle crée une attente forte à l’endroit de la deuxième : on espère une forme collective nourrie des singularités de chacun, que l’on pourra ainsi continuer de découvrir.
Cet espoir est hélas vite déçu. En fait de la « cérémonie proposant une expérience sensorielle quasi psychotropique », on assiste à une juxtaposition de pratiques jonglées diverses, ponctuées de maladroites tentatives de rencontre. Wes Peden, star du jonglage sur les réseaux sociaux, phénomène créant aussi pour les stations spatiales et autres grands lieux de spectacles, peine à assurer le rôle de centre de toutes attentions, d’animal de foire en quelque sorte qu’Ea Eo prétend lui donner. S’il multiplie avec sa dextérité habituelle ses exploits avec les massues qu’il finit par déchausser, il ne sort jamais de la solitude qui a été la sienne durant toute la première moitié du spectacle, passée à faire le décompte des 40 minutes dédiées aux numéros individuels. Car s’ils le rejoignent sur la piste, les autres jongleurs ne nouent ni avec lui ni entre eux des relations qui les déplacent des pratiques que l’on a pu observer auparavant.
Si quelques rencontres originales se produisent, entre Neta Oren et Emilia Taurisano par exemple, c’est d’une manière trop marginale pour dessiner ne serait-ce que les contours d’un langage commun. Les tentatives de Johan Swartvagher d’impulser au groupe une énergie qui serait autre chose que la somme des forces de chacun, sont en cela aussi vaines que les chants de la pourtant excellente Solène Garnier. Les Fauves ne se lâchent pas. Les dix semaines de résidence avec leur chapiteau bulle, précédées de 7 semaines de répétition en salle, furent peut-être trop courtes pour apprivoiser un équipement si complexe et exigeant. La force, la sauvagerie recherchées par Ea Eo semblent pâtir du poids de la structure. Ce qui n’est peut-être pas irréversible…
Anaïs Heluin -www.sceneweb.fr
Les Fauves
Compagnie Ea Eo
Direction artistique Eric Longequel, Johan Swartvagher
Avec Eric Longequel, Neta Oren, Wes Peden, Johan Swartvagher, Emilia TaurisanoMusique Solène Garnier
Direction technique Samuel Bodin, Bernie Bonin
Lumière Jules Guerin
Régie son Erwan Sautereau
Design Bulle Dynamorphe
Conception Aquarium Florian Wenger
Transformation gradin Quentin Alart, Armand Barbet, Gaël Richard
Direction de production Laure Caillat, Anne-Agathe Prin
Administration Association AsínProduction Ea Eo
Coproduction L’Azimut – Pôle National Cirque en Île-de-France – Antony/Châtenay-Malabry, La Maison des Jonglages – Scène conventionnée jonglage à La Courneuve, Plateforme 2 pôles cirque en Normandie / La Brèche à Cherbourg et Le Cirque Théâtre d’Elbeuf, Le Grand T – Théâtre de Loire Atlantique, Circuswerkplaats Dommelhof (B), La Cité du Cirque pour le Pôle Régional Cirque le Mans, Les Passerelles – Scène de Paris-Vallée de la Marne, Le Manège – Scène Nationale de Reims, Le Tandem – Scène Nationale de Douai, Equinoxe Scène Nationale de Châteauroux, Château Rouge – scène conventionnée Annemasse, La Passerelle – Scène Nationale – Gap, La Coursive – Scène Nationale La Rochelle, Scène Nationale de Bourg en Bresse, Théâtre du Vellein – Scène de la Capi, Pôle National Cirque Archaos, Le Monfort Théâtre – Paris, Théâtre Forum Meyrin, réseau CirquEvolution, Temal Productions, Le PALC – PNC Grand Est Châlons-en-Champagne, Miramiro – Gand (B), CC de Grote Post & Theater Aan Zee – Oostende (B), La Cascade – Pôle National Cirque Ardèche – Auvergne Rhône Alpes, Les Transversales – Verdun, La Coopérative De Rue et De Cirque – 2r2c, Cirqu’Aarau, AY-ROOP – Scène de territoire cirque – Rennes, Théâtre de Chelles, La Ferme du Buisson, scène nationale de Marne-la-Vallée.
Avec le soutien de la DGCA – Aide Nationale à la Création pour les Arts du Cirque, Région Île-de-France – Aide à l’investissement et Aide à la création, DRAC Île-de-France – conventionnement bi-annuel, Département de Seine Saint Denis – résidence territoriale.
Mécénat Walden, Play Juggling.
Accueils en résidence Théâtre des Clochards Célestes, Théâtre de la Croix Rousse
Accompagnement en compétences Centre International des Arts en Mouvements – Aix-en-Provence
Remerciements Thomas Renaud, Thibault Condy, Louis Cormerais, Sander de Cuyper, Guy Waerenburgh, Joris Verbeeren, Alice Lebrun, Rayan Haddad
Durée 1h30
Espace Cirque Azimut Anthony
du 30 septembre au 6 octobre 2022Le Grand T, Nantes
Du 8 au 26 novembre 2022Le Cirque – Théâtre, Elbeuf
Du 2 au 6 décembre 2022La Brèche, Cherbourg
Du 14 au 18 décembre 2022
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