Ruth Rosenthal et Xavier Klaine, alias la Winter Family, dépècent en direct la mécanique patriarcale à l’œuvre dans leur propre couple et lui font la peau dans un spectacle expiatoire glaçant autant que jubilatoire.
Rarement on avait senti un tel malaise dans le public à la fin d’une représentation. Un silence embarrassé ou pétrifié selon les réceptions, précédant des applaudissements peu chaleureux pour une première. Le public semblait en état de sidération, il ne s’attendait sans doute pas à voir ça, à vivre ça. Combien de spectacles parviennent à nous mettre dans cet état-là ? A générer cette sensation de l’inouï et du jamais vu, à être subversif sans être provocateur. A nous perturber dans notre assise de spectateur revenu de tout. Patriarcat – Vivre en confinement éternel est une expérience inconfortable et saisissante, en prise directe avec l’époque, un son et lumière hors norme qui brasse dans sa marmite esthétique le réel et le fantastique, l’intime et le collectif, la violence et la douceur, l’humour et la colère, la beauté et la laideur. Ce n’est pas une réflexion bien pensante sur le patriarcat mais une purge chamanique aux vertus cathartiques qui s’ouvre et s’achève sur un bruit de chasse-d’eau amplifié au point de faire à chaque fois sursauter ma voisine de siège. En couple à la ville comme à la scène, Ruth Rosenthal et Xavier Klaine ont imaginé un dispositif implacable et radical en trois parties, comme les trois étapes d’une traversée libératrice, les strates langagières d’une délivrance.
Dans un décor diffracté qui tient de l’hybridation entre sphère privée et professionnelle, le ton est donné d’emblée, l’enjeu dramaturgique principal est là sous nos yeux dans ce double mouvement injecté dans la scénographie, entre éclatement et rapprochement. Cette zone floue, problématique, casse-gueule, où frictionnent quotidien et travail est ici à la base du processus. Des bribes d’appartement et de studio d’enregistrement, ici une plante verte, un puzzle de 1000 pièces, un guéridon, un espace-cuisine, là des instruments de musique, une table de mixage, un micro sur pied, l’intimité et le geste créatif sont au coude à coude dans ce bric-à-brac personnel, tandis que le centre du plateau reste vide, comme une zone épargnée où peut naître autre chose, une autre modalité, un nouveau possible. Comme le silence de Ruth dans toute la première partie. Se taire, endurer la litanie de l’autre, le cœur névralgique de l’affaire, le lieu par où s’ancre la révolte qui gronde. Et dans cet espace sonore littéralement monopolisé par la logorrhée de Xavier, les gestes de Ruth prennent une épaisseur particulière, soulignent la routine quotidienne, l’endurance autant que la lassitude et préparent le terrain à ce qui s’ensuit, sa prise de parole comme une prise de pouvoir pour inverser la donne, reconquérir son espace mental, le fil de son histoire, le lyrisme du langage et son propre regard.
Et c’est toute la représentation qui bascule dans ce retournement salvateur jusqu’à l’apothéose finale qu’on ne dévoilera pas ici. Car comment dire sans trop en dire sur ce spectacle qui ne triche pas, qui dérange et gratte aux bons endroits, qui ne cherche ni à plaire ni à séduire ni à sécuriser sa trajectoire. “Patriarcat – Vivre en confinement éternel” avance en terrain miné, joue de la saturation visuelle et sonore, de l’hybridation musicale entre instruments traditionnels et machines électro, de la friction des genres entre performance et concert. Pour nous livrer, palpitant, cet objet scénique non identifié qui fait exploser les cadres et le patriarcat de base. En prenant leur couple parental pour cible, en invitant leur fille Saralei à jouer sa partition, Ruth Rosenthal et Xavier Klaine poussent encore plus loin leur processus documentaire et nous livrent avec une audace folle un spectacle à la fois irrespirable et oxygénant, brûlant et criant, un incendie du vieux monde qui s’achève en apothéose abrasive. On en sort tout barbouillé, remué dans tous les sens mais purgé et réjoui.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Patriarcat – vivre en confinement
Conception, recherche, mise en scène, scénographie, textes et musique Winter Family
Prélèvement du réel Ruth Rosenthal
Avec Xavier Klaine, Ruth Rosenthal, Saralei Klaine et Olivier Robert, Lola Bourdin, Victorien Soufflet, Lou Couvidat
Conseil dramaturgique Camille Louis
Lumière Jérémie Cusenier
Régie générale Julienne Rochereau
Régie son Anne Laurin, Sébastien Tondo
Régie plateau, construction Marion Abeille
Costume du poulpe Corinne Petitpierre réalisé par Anne Tesson (Crash Park de Philippe Quesne)
Conseil chorégraphique Paco Decinà
Discussions Yael Perlman, Gallien Dejean, Marie Lechner
Production Les 2 Bureaux / La Gestion des Spectacles
Production Winter FamilyDurée : 1h10
Du 28 septembre au 9 octobre
A la MC 93 – BobignyLes 12 et 13 octobre
Lieu Unique, NantesDu 16 au 20 novembre
TNB, RennesLes 24 et 25 novembre
Festival Next, LilleLes 6 et 7 décembre
CDN de Lorient
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