Dix ans après son mémorable Fin de partie, le metteur en scène revient à Samuel Beckett et livre une version débordante d’humanité du chef d’oeuvre du dramaturge irlandais
Sous le ciel étoilé de l’Odéon lyonnais, En attendant Godot semble se présenter sous un jour nouveau. En tendant l’oreille, certaines répliques, pourtant bien connues, du chef d’œuvre beckettien prennent par surprise, comme si elles nous parvenaient pour la première fois. D’aucuns y verront, et ils auront raison, la main d’Alain Françon qui, en amoureux fou de la langue et en fin défricheur des textes, n’a plus à prouver qu’il sait en révéler les reliques cachées. Mais, cette fois, il y a plus. A l’issue de la première représentation donnée aux Nuits de Fourvière, le maestro se confie et livre une partie de son secret : plutôt que de s’attaquer à la traditionnelle version publiée aux Editions de Minuit, il a jeté son dévolu sur une déclinaison ultérieure, remaniée par le dramaturge en personne. « A chaque fois qu’il montait une pièce, Beckett faisait des coupes, amendait le texte, changeait les didascalies et donnait, en plus, des notes de mise en scène. En tant que metteur en scène, il interrogeait son propre texte et c’est d’une intelligence absolument sublime », s’émerveille Alain Françon qui a su faire fructifier ce trésor retrouvé.
Au lieu d’y apposer une lecture pré-conçue, bien souvent réductrice, le metteur en scène a, comme il en a l’habitude, et comme il l’avait fait pour Fin de partie, procédé pied à pied, ligne par ligne, réplique après réplique. En ressort une vision qui ne cherche pas à alimenter la machinerie absurde, ni à la dissimuler, mais qui souhaite simplement l’épouser, au plus près, pour embrasser toutes ses circonvolutions, ses sinuosités et sa complexité. D’autant que, dans le même temps, Alain Françon ne s’est pas laissé enfermer dans cette quête, aussi obsédante que perdue d’avance, du « qui est Godot ». Plutôt que de statuer sur l’identité, et même sur l’existence, de cet homme que Vladimir et Estragon escomptent, plus ou moins patiemment, voir arriver, il s’est focalisé sur l’attente des deux compères jusqu’à ouvrir, le plus largement qui soit, le champ des possibles. Sous sa houlette, l’objet de l’attente vaut alors moins que l’attente elle-même, dans ce qu’elle dit des Hommes, de leurs failles, de leurs insuffisances, mais aussi de leurs ressorts pour continuer à vivre envers et contre tout, et malgré les illusions. A commencer par celle du temps qui passe, ou ne passe plus, ou passe trop vite, comme s’il était distordu, incapable de dessiner un passé, un présent et un avenir, mais juste un grand tout informe dans lequel il faut se débattre.
Alors que le décor conçu par Jacques Gabel, et notamment cette magnifique toile crépusculaire – qui, en dépit de sa beauté, masque malheureusement le divin panorama offert en temps normal par l’Odéon de Lyon –, augurait, à première vue, d’un Godot gagné par la noirceur, voire la raideur, c’est bien du côté de la lumière qu’Alain Françon l’embarque. A la limite entre le ciel et la terre, au pied de cet arbre en début ou en fin de vie et de ce rocher solitaire, la belle relation entre Vladimir et Estragon irradie d’humanité. Grimés en blanc, tels ceux de clowns tristes en haillons dont il est permis de douter que les corps soient encore totalement irrigués, les visages de l’excellent tandem formé par Gilles Privat et André Marcon contrastent avec ceux, rougeoyants à souhait, du duo Pozzo-Lucky, non moins brillamment incarnés par Philippe Duquesne et Eric Berger. Gémellaires autant que reflets inversés l’un de l’autre, y compris dans leurs costumes habilement dépareillés, les deux premiers cultivent, dans leurs rôles de « Didi » et « Gogo », un côté Laurel et Hardy, empreint d’un humour savamment maîtrisé, où Vladimir serait aussi lunaire qu’Estragon serait les pieds, déchaussés, ancrés dans le sol. Parfaitement dirigés par Alain Françon, ils subliment cette attraction-répulsion qui, à la manière d’un élastique, ne cesse, sans jamais rompre, de les unir et de les désunir. Alors, quand la fin du second jour s’annonce, c’est avec une pointe de regret qu’on les voit s’éloigner, laissant, dans leur sillage, des traces de pas blanches sur le sol noir. Preuve que ces deux-là ont, quoi qu’on en dise, bel et bien existé.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
En attendant Godot
de Samuel Beckett
Mise en scène Alain Françon
Avec Gilles Privat, André Marcon, Philippe Duquesne, Eric Berger, Antoine Heuillet
Dramaturgie Nicolas Doutey
Assistante à la mise en scène Franziska Baur
Décor Jacques Gabel
Lumière Joël Hourbeigt
Costumes Marie La Rocca
Chorégraphie Caroline Marcadé
Maquillage, coiffures Cécile KretschmarProduction Théâtre des nuages de neige
Coproduction Les Nuits de Fourvière
Le Théâtre des nuages de neige est soutenu par la Direction générale de la création artistique du ministère de la CultureDurée : 1h40
Création aux Nuits de Fourvière, Lyon
du 16 au 19 juin 2022Théâtre de Carouge, Genève
du 17 au 29 janvier 2023La Scala Paris
du 3 février au 8 avril 2023Le Domaine d’O, Montpellier
en avril 2023CDN de Nice
en mai 2023
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