Pour monter L’Homosexuel de Copi, Thibaud Croisy rassemble trois grands artistes de générations et d’univers différents : Emmanuelle Lafon, Helena de Laurens et Frédéric Leigdens. Dirigés avec une grande subtilité et précision, ils vont au cœur de Copi en prenant au sérieux son baroque, son étrangeté. En se concentrant sur le langage, ils nous font parvenir avec force la méditation de l’auteur sur le corps, le sexe et l’identité.
Copi inspire, et jamais n’expire. L’œuvre de l’auteur argentin arrivé à Paris en 1962, où il est mis en scène pour la première fois par Jorge Lavelli en 1971 dans la Resserre du Théâtre de la Cité Internationale, n’a en effet jamais cessé d’attirer des metteurs en scène de sensibilités et d’esthétiques diverses. Engagé auprès des éditions Christian Bourgois dans un cycle de réédition de l’œuvre de Copi – il a déjà signé la postface et l’index de son roman Le Bal des folles –, l’auteur et metteur en scène Thibaud Croisy liste à la fin d’un ouvrage rassemblant L’Homosexuel et Les Quatre Jumelles les principales mises en scène de ces deux textes qui font selon lui partie « des pièces froides de Copi et contrastent avec la tonalité plus chaude de celles aux inspirations latinos (La Pyramide !, L’Ombre de Venceslao, Cachafaz…).
Pour L’Homosexuel ou la difficulté de s’exprimer – c’est le titre complet de la pièce –, il recense notamment la version de Philippe Adrien en 1998 et celle de Jean-Michel Rabeux en 2002. Il cite aussi 40 degrés sous zéro de Louis Arene, qui réunit cette pièce et Les Quatre Jumelles. Parce qu’elle n’est pas de Copi, mais une pièce « dans l’esprit de », il n’évoque pas l’excellent Variation (copies !) de Théophile Dubus. C’est en tous cas dans une pleine conscience de s’inscrire non pas dans une mode – Copi est présent de manière à peu près stable sur nos scènes depuis Lavelli – mais dans un mouvement d’intérêt constant, qui a donné lieu à bien des tentatives formelles. « Toutes les distributions sont possibles, à condition que rien ne se fixe. À l’heure où certains recherchent une coïncidence entre le rôle et l’interprète (« un personnage homosexuel doit être joué par un acteur homosexuel », disent-ils, sous peine que l’interprétation soit frappée d’illégitimité), les pièces non réalistes de Copi devraient nous donner du grain à moudre », explique Thibaud Croisy dans sa postface.
Mettant de côté l’écriture qu’il pratique d’habitude dans ses spectacles, qu’il met aussi lui-même en scène, Thibaud Croisy aborde sur scène Copi comme il le fait par écrit chez Christian Bourgois : avec le désir de faire entendre et comprendre ce qu’était vraiment Copi. Soit, dit-il dans le dossier du spectacle, « un poète maléfique qui s’amusait à brocarder les autres dans ses pièces et dans ses dessins » et non pas comme un homosexuel représentant de sa communauté. Non pas comme un excentrique animé par un désir de provocation, dans une société où l’homosexualité était encore considérée comme un délit. À rebours d’une tendance récente à prendre Copi comme matière ou comme base d’écriture – ce que font, de manières fort différentes, Louis Arene et Théophile Dubus –, Thibaud Croisy se place dans une fidélité parfaite au texte de l’auteur argentin. Plaçant celui-ci à grande distance de l’hystérie et l’exotisme qui lui ont souvent et qui lui sont encore souvent associés, il en révèle la force littéraire et métaphysique.
Conçu par son scénographe Sallahdyn Khatir – il a notamment travaillé avec Claude Régy –, l’espace dans lequel Thibaud Croisy installe son Homosexuel écarte d’emblée toute possibilité d’exotisme et de passions débridées. Sur un plateau nu où se dressent, comme deux pauvres béquilles à une vieille et grande solitude, côté jardin une chaise et côté cour une console avec une bouteille de mirabelle, il serait déplacé, incongru, de déployer un jeu baroque, excessif. Avant que dans une semi-pénombre – la création lumière, subtile réalisée par Caty Olive –, Helena de Laurens vienne s’installer sur le siège sommaire, le ton est donné : cet Homosexuel sera grave, sérieux. Ce qui ne veut pas dire que Thibaud Croisy tourne le dos à l’humour, au comique cruel de l’auteur qu’il connaît depuis longtemps, dont la lecture précoce a été « si puissante que ses mots ne l’ont jamais quitté ». La drôlerie féroce de Copi, pour Thibaud Croisy, vient justement du grand sérieux avec lequel l’auteur regarde son prochain et avec lequel il invente des personnages qui concentrent les passions, les paradoxes, les forces et les faiblesses observées.
Le langage hybride de Copi, nourri de références très variées, est au cœur de la mise en scène. La gestuelle étrange que déploient Helena de Laurens (Irina), d’Emmanuelle Lafon (Garbo) et Frédéric Leigdens (Madre), brièvement rejoins par Arnaud Jolibois Bichon (Garbenko) et Jacques Pieiller (Général Pouchkine) souligne le mystère de ce parler rempli de silences. En rassemblant ces grands acteurs d’horizons divers, le metteur en scène dit encore la complexité, la joyeuse et tragique « impureté » de l’univers de Copi. Il dit aussi la place qu’il mérite : au sommet de notre Panthéon théâtral. Tous portent avec une grâce immense les amours et les haines de ces personnages dont les relations ne cessent de changer, d’échapper. De même que le genre, les intentions et tout ce qui constitue habituellement une identité. Cette métamorphose permanente ne s’exprime pourtant pas dans cet Homosexuel dans un tourbillon de cris et d’effusions. Sans être absents, ceux-ci et leur cortège de débordements sont présents sous forme d’esquisses, de signes d’eux-mêmes. Ils commencent, se dessinent et l’imaginaire du spectateur peut prendre la suite, compléter.
La Garbo de cet Homosexuel a beau aimer passionnément Irina, dont elle est la professeure de piano (« avec une bite », qu’elle s’est fait greffer en guise de punition par son père), elle ne se jette pas dans les bras de son amante, qui joue une toute autre partition faite de contorsions bizarres sur la chaise, de tremblements. Madre, dont on apprend en cours de route qu’elle n’est pas la mère d’Irina mais un·e autre de ses amant·e·s – elle aussi a changé de sexe, révèle-t-elle sans s’expliquer davantage –, exprime quant à elle son attachement à Irina par un ensemble de sautillements et de gestes souvent très éloignés de ses paroles. Loin d’être trop cérébrale – ce que l’on aurait pu craindre de la part d’un si bon connaisseur de Copi –, cette approche nous ramène à ce qu’il y a de plus drôle et subversif chez Copi : sa façon si singulière de dire de montrer des êtres fluctuants en prise avec un monde qui tend à les figer.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
L’Homosexuel ou la difficulté de s’exprimer
Texte : Copi
Mise en scène : Thibaud Croisy
Avec : Helena de Laurens, Emmanuelle Lafon, Frédéric Leidgens, Arnaud Jolibois Bichon, Jacques Pieiller
Scénographie : Sallahdyn Khatir
Lumières : Caty Olive
Costumes : Angèle Micaux
Sonorisation : Romain Vuillet
Collaboratrice artistique : Élise Simonet
Régie générale : Ugo Coppin
Directrice de production : Claire Nollez
Chargé de production : Romain Courault
Assistante de production : Laura Maldonado
Production : Association TC
Avec le soutien de la Fondation d’entreprise Hermès dans le cadre du programme New Settings
Coproduction : T2G Théâtre de Gennevilliers, Centre Dramatique National ; La Comédie de Clermont-Ferrand, Scène nationale ; TNB Théâtre National de Bretagne, Centre Dramatique National, Rennes ; TU Nantes, Scène jeune création et arts vivants ; La Rose des Vents, Scène nationale Lille Métropole Villeneuve d’Ascq
Soutiens : Aide à la création en fonctionnement dans le domaine du spectacle vivant de la Région Île-de-France ; Centre national de danse contemporaine d’Angers ; CN D, Centre National de la Danse, Pantin Avec le soutien de la Direction régionale des affaires culturelles de la Région Île-de-France – Ministère de la Culture Spectacle créé le 2 mars 2022 à la Comédie de Clermont Ferrand, Scène nationale
Les pièces de Copi sont représentées dans le monde entier par l’Agence Drama – Suzanne Sarquier www.dramaparis.com pour le compte des ayants droit de Copi
Le texte de la pièce, suivi de Les Quatre Jumelles, est édité chez Christian Bourgois éditeur, postface et documents par Thibaud Croisy.
Théâtre de la Cité Internationale – Paris
Du 29 septembre au 7 octobre 2022TU – Nantes
Du 29 novembre au 2 décembre 2022La Criée – Théâtre National de Marseille
Du 24 au 26 maris 2022
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !