Le plasticien William Kentridge dessine à partir de Wozzeck le portrait douloureux et stupéfiant d’une humanité fragilisée en temps de guerre. Plus qu’une mise en scène d’opéra, il signe une puissante œuvre d’art.
Tragique écho à l’actualité – les sept représentations de Wozzeck données à l’Opéra Bastille ce mois-ci sont d’ailleurs dédiées aux victimes de la guerre en Ukraine –, la vision spectaculairement évocatrice de l’artiste sud-africain se place dans un traumatique contexte guerrier qu’ont connu, à leurs époques respectives, le dramaturge Georg Büchner (guerres napoléoniennes) puis le compositeur Alban Berg (Première Guerre mondiale). Les nombreux dessins et films d’animation que William Kentridge fait défiler laissent inconfortablement contempler quantité de paysages livides et calcinés, de villes en ruines, de champs bombardés, dévastés, autant d’éléments projetés sur un imposant décor constitué d’objets disparates et de meubles amoncelés sur différentes plateformes pentues qui servent d’espaces de jeu souvent exigus à une humanité exsangue.
Sous la fenêtre de Marie, les instrumentistes d’une fanfare paradent telles des ombres géantes et fantomatiques avant de se laisser découvrir en sortant tristement d’une armoire géante. Les protagonistes de l’opéra, dessinés à la manière des figures de George Grosz ou d’Otto Dix, forment, eux aussi, les pantins déréalisés d’un grand et désolant ballet de gueules cassées et de silhouettes estropiées. A la toute fin, le petit enfant de Marie et de Wozzeck, représenté sous l’aspect d’une marionnette, chevauche pour cheval une misérable attelle de bois. L’atmosphère macabre et mortifère qui est dépeinte repose sur une esthétique tellement foisonnante, éloquente, provocante mais jamais complaisante que les sombres tableaux qui se succèdent sont saisissants de force et non dénués de beauté.
Wozzeck fait parler « l’humanité des êtres déshumanisés » disait Adorno. Le spectacle proposé en est un exemple frappant. Très éloigné de Marthaler qui plantait le drame dans l’espace confiné d’une cafeteria sous tente et y sondait magnifiquement le vague à l’âme des habitués attablés et résignés, l’impressionnant travail de Kentridge est quant à lui ouvert à tous les vents du désastre et de la fureur. Ici aussi la déchéance est tout aussi palpable mais mise en scène de manière volontiers plus dantesque et proliférante, où succède au réalisme social une féroce veine expressionniste.
Kentridge connaît bien la pièce fragmentaire et inachevée de Büchner pour l’avoir d’abord montée à la manière toute intimiste d’un théâtre de marionnettes. Sa version opératique créée au festival de Salzbourg puis donnée au Metropolitain Opera de New York, assume une envergure d’une toute autre ampleur. Son ambition formelle la pousse à exploiter tous les langages et toutes les ressources du plateau qui se présente comme une machine-monstre additionnant et démultipliant les inspirations empruntées au cinéma, à la peinture, la sculpture, la gravure. Les images et les corps s’animent rageusement.
Ce chef-d’œuvre du XXe siècle dont l’action est si tragique qu’elle ne peut souffrir une vision en demi-teinte, ni théâtralement ni musicalement. Sans exacerber les accents les plus criards et tranchants de la partition, Susanna Mälkki dirige précisément un orchestre tantôt subtil tantôt brutal, qui écume et s’échauffe dans son bouillon noir, éruptif, et parfois plus cristallin. Les membres du chœur se montrent très en verve dans leur ivre et crépusculaire danse. Toute la variété de l’écriture vocale poussée dans de perçants retranchements est mise à l’honneur par une solide distribution dont on retient le claironnant Tambour-major de John Daszak, le Capitaine de Gerhard Siegel et le Doctuer Falk Struckmann aussi acides que pétulants.
Habituée des rôles sulfureux, Eva-Maria Westbroek dont les moyens vocaux sont aussi volumineux que chaleureux fait une Marie embrasée et bouleversante. Le rôle-titre est interprété par Johan Reuter qui, sans trop de puissance mais avec une belle et douce voix charbonneuse fait ressortir toutes les fêlures du personnage campé comme un être brave, anodin, moins délirant que hagard, profondément blessé et démuni, qui inspire la désolation. Ainsi, toute l’émotion dévastatrice de l’œuvre est bien restituée.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Wozzeck
Musique
Alban Berg (1885-1935)Livret
Alban Berg d’après Georg Büchner, Woyzeck
En langue allemande
Surtitrage en français et en anglaisDirection musicale Susanna Mälkki
Mise en scène William Kentridge
Co-mise en scène Luc De Wit
Création vidéo Catherine Meyburgh
Décors Sabine Theunissen
Costumes Greta Goiris
Lumières Urs Schönebaum
Opératrice vidéo Kim Gunning
Cheffe des Chœurs Ching-Lien Wu
Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris
Maîtrise des Hauts-de-Seine / Chœur d’enfants de l’Opéra national de ParisAvec
Wozzeck Johan Reuter
Tambourmajor John Daszak
Andrès Tansel Akzeybek*
Hauptmann Gerhard Siegel
Doktor Falk Struckmann
Erster Handwerksbursch
Mikhail Timoshenko**
Zweiter Handwerksbursch
Tobias Westman**
Der Narr Heinz Göhrig*
Marie Eva-Maria Westbroek
Margret
Marie-Andrée Bouchard-Lesieur**
Ein Soldat Vincent Morell
* Débuts à l’Opéra national de Paris
** Anciens artistes en résidence à l’Académie de
l’Opéra national de ParisPRODUCTION SALZBURGER FESTSPIELE, METROPOLITAN OPERA, NEW YORK, CANADIAN OPERA COMPANY, TORONTO, OPERA AUSTRALIA
Opéra Bastille
du 10 au 30 mars 2022
Avant-première Jeunes le 7 mars 2022
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