Au Théâtre national de Strasbourg, Mathilde Delahaye présente Je vous écoute, un spectacle polyphonique, formellement éblouissant, dans lequel elle fait entendre toute la détresse d’une communauté d’êtres souffrants et esseulés.
Des bribes de propos authentiquement tenus par une foultitude d’anonymes sur une ligne d’écoute bénévole forment le matériau insolite et intriguant de cette nouvelle création. Ces mots limpides ou parfois confus, abondants ou plus hésitants, souvent difficiles, douloureux, impossibles à accoucher, recèlent d’une force poignante en dépit de leur aspect ordinaire. Comment faire spectacle d’une pareille matière ? Mathilde Delahaye a composé une méticuleuse partition à laquelle donnent corps trois interprètes puis un chœur d’amateurs.
Diplômée de l’école supérieure d’art dramatique du Théâtre national de Strasbourg, Mathilde Delahaye a déjà porté à la scène les textes percutants et concernants de Falk Richter ou d’Elfriede Jelinek dont l’écriture et la dramaturgie sont toujours très en phase avec le réel. Je vous écoute déborde aussi d’une réalité très concrète et sans doute trop souvent déconsidérée, mais se propose de la dépasser, la transcender, à travers des images et des actions scéniques grandioses de toute beauté.
Comme le font des artistes tels que Julien Gosselin ou Romeo Castellucci dont on reconnaît ici et là des influences esthétiques, Mathilde Delahaye met en place un vaste dispositif visuel et sonore, tout à fait captivant, saisissant même, d’une magistrale force organique, hypnotique, qui permet de voir s’intensifier la portée émotionnelle des récits compilés accompagnés par la musique omniprésente jouée en direct par le violoncelliste Gaspard Claus. Le plateau devient alors le champ de tous les possibles. La virtuosité de la proposition tient dans le fait que le forme n’écrase jamais le fond. Une succession de tableaux s’offre quantité de visions habitées d’objets, de figures, d’une incroyable étrangeté, parmi lesquels une carcasse de voiture échouée entre autres débris, une furtive vache grasse. Tout donne l’impression de pénétrer dans un cauchemar ténébreux qui évoque le ravage, le naufrage.
Dans l’obscurité de la nuit, la pluie tombe, diversement, par gouttelettes ou à torrent, un épais brouillard nébuleux enveloppe une marée noire éclairée à la lumière livide de néons. Trois acteurs vont et viennent, ensemble ou séparément, pour prendre en charge la parole d’hommes et de femmes, d’âges et de catégories sociales divers et variés, des anonymes, des habitués. Des micros posés sur pieds amplifient la diatribe ou la litanie de douleur formulée sur le mode de la déposition, de la confession, à une ou plusieurs voix. Claire Ingrid Cottanceau, Thomas Gonzalez et Romain Pageard racontent et rendent parfaitement audible le désastre intime que provoquent l’extrême solitude, un tenace sentiment d’exclusion, l’angoisse de la précarité sociale, de la marginalité, la difficulté à affronter la violence, la dépossession, autant de sentiments qui ne peuvent laisser indifférents.
Se dévoile et s’exprime une humanité fragile mais combative à l’image de la première figure qui apparaît : une haltérophile s’illustrant à plusieurs reprises dans le soulèvement d’une importante barre de poids qui ne saurait trop lui résister. Plus tard, une femme intranquille, en pleine crise paranoïaque obsessionnelle, pense être visitée et volée chez elle où elle reste alitée, un travesti démuni raconte la façon dont il cumule les partenaires sexuels dans un bar d’hôtel miteux de banlieue. Sans donner dans la sensiblerie ni surligner la gravité, il passe sur chaque instant le souffle d’une douceur et d’une justesse évidentes.
A la fin, c’est un groupe d’individus de plus grande ampleur qui investit l’espace. Mathilde Delahaye croit en la force et l’énergie d’une communauté solidaire et résistante, elle l’a montré dans le très beau Nickel, qui mettait en scène des squatteurs, des vogueurs, faisant naître dans une usine désaffectée une utopie régénératrice. Je vous écoute ne comporte sans doute pas le même élan ressourçant et électrisant que ce précédent opus mais il dégage aussi une belle sensibilité et une profonde humanité.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Je vous écoute
Texte et mise en scène Mathilde Delahaye *Avec Claire ingrid Cottanceau, Thomas Gonzalez, Romain Pageard
Avec la participation des artistes-amateur·ice·s
Blandine Boquillon, Céline Bosco, Maria Chernykh, Julien Fouchet, Mohamadou-Lamine Gueye, Mathilde Hentz, Salima Hezzam, Agnès Houzelle, Annelyse Jacquel, Jocelyne Laplace, Laura Litscher, Stella Marc-Zwecker, Ryszard Michalak, Jean-Raymond Milley, Tom Raison, Salih Rekawt, Fabrice Scheid, Alexandre Schmitt, Etienne Szivo, Terek TopoeAssistanat à la mise en scène Hugo Soubise
Scénographie Hervé Cherblanc
Costumes Clara Hubert, Ninon Le Chevalier
Lumière Sébastien Lemarchand
Musique Gaspar Claus
Son Lucas LelièvreRégie générale Marion Koechlin
Régie son Félix PhilippeProduction Philippe Chamaux
* Mathilde Delahaye est artiste associée au TNS.
Durée: 1h25
Théâtre National de Strasbourg
du 3 au 10 mars 2022Théâtre de l’Union – Limoges
5 et 6 avril 2022
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