Variation ultra-sensible sur les tandems à la ville comme à la scène, Avremo ancora l’occasione di ballare insieme a le charme et la beauté des objets hors du temps et à rebours de leur époque.
Peut-être dira-t-on, un jour, qu’ils furent de funestes, mais lucides prophètes ; peut-être aura-t-on, un jour, l’occasion de se souvenir que Daria Deflorian et Antonio Tagliarini avaient prédit, un soir de l’automne 2021, que les salles de spectacle deviendraient des musées, que le théâtre se conjuguerait au passé, qu’il deviendrait un art remisé, tout juste bon à éveiller la curiosité de touristes venus, tels des archéologues affamés, apprécier l’écrin désespérément vide d’une magie disparue. Car, sur le plateau des Ateliers Berthier, ne subsistent, en préambule de Avremo ancora l’occasione di ballare insieme, qu’une guide et cinq badauds, réunis pour découvrir, et photographier, un espace scénique dans son jus, figé par cette « grande catastrofe » – au flou aussi adroit que mystérieux – qui a contraint le tandem italien, comme, on peut le supposer, leurs homologues du monde entier, à stopper net leur création, qui restera la dernière.
Alors, à la suite d’Amelia et Pippo qui, dans Ginger & Fred de Federico Fellini, remontent sur scène pour interpréter un numéro de claquettes qui, si elles ont fait leur succès dans les années 1940, n’ont plus franchement la cote quarante plus tard, Daria Deflorian et Antonio Tagliarini réinvestissent les planches pour se souvenir d’eux, de leur duo, et faire renaître leur art, avec le fol espoir qu’ils auront, contrairement au duo fellinien, « ancora l’occasione di ballare insieme » (encore l’occasion de danser ensemble). Façon de se jouer du temps qui passe et des époques, le couple de sexagénaires convoque leurs doubles à l’âge de 30 et de 40 ans. Par un savant jeu de miroirs, ce triple pas de deux révèle un parcours chaotique, fait de forces et de faiblesses, d’envies et de doutes, tant personnels que professionnels, intimes que matériels. La Daria aux 60 printemps, qui voit toujours le plateau de répétitions comme une mine où, se désespère-t-elle, aucun oiseau n’est présent pour alerter sur l’imminence d’un coup de grisou, répond alors à celle de 30, tétanisée par son hyper-sensibilité au monde ; de son côté, l’Antonio de 40 ans s’essaie aux claquettes pendant que celui de 30 s’échine à servir les clients de ce restaurant où, un jour, il avait croisé Pina Bausch et sa troupe au naturel, loin de l’image féérique renvoyée sur scène.
Contrairement à leur précédente création, Quasi Niente, où, à partir de Désert Rouge de Michelangelo Antonioni, il procédait par « soustraction », le duo d’artistes italiens agit, cette fois, par « addition » et célèbre, par la bande, d’illustres tandems, comme celui formé par Fred Astaire et Ginger Rogers. Surtout, il offre une radiographie sublime et subtile du couple artistique, creuset, à la fois, de dissension et d’union, capable, à la manière de l’art théâtral ou d’une simple robe, de transfigurer les individus qui le composent, de leur donner la force de dépasser leurs craintes, de surpasser leur terreur et, en somme, d’avancer, même si le chemin peut s’avérer semé de quelques embûches. Une dynamique vertueuse rendue possible par les bienfaits du dialogue qui s’impose comme un incontournable vecteur, mais aussi par la réunion des corps au détour de la danse qui, si elle se pratique aujourd’hui majoritairement en solo, ne s’est, un temps, conçue qu’en duo. Comme si les similitudes phoniques entre parlare et ballare, dont Daria Deflorian et Antonio Tagliarini s’amusent, n’avaient, au-delà du clin d’oeil, rien d’un hasard.
Mus par cette ultra-sensibilité qui fait leur marque de fabrique, les deux artistes italiens orchestrent, de proche en proche, une partition hors du temps qui, comme toujours, chemine sur un fil et fait montre d’une délicatesse et d’une grâce sans pareilles. Joliment accompagnés par Francesco Alberici, Martina Badiluzzi, Monica Demuru et Emanuele Valenti, qui se fondent sans mal dans cet univers si particulier, ils s’inscrivent, à l’image d’Amelia et Pippo, et grâce à leur poétique artisanale, à rebours de leur époque et de ses modes, assument de prospérer sur la langueur et la lenteur plutôt que de répondre aux injonctions à l’efficacité et au spectaculaire. Dépouillée autant que référencée, leur proposition n’en accouche pas moins d’images à l’esthétique précise et à la symbolique puissante, tels la scène du blackout, où, comme dans le film de Fellini, profitant du clair-obscur de la scène, les personnages se livrent davantage qu’en pleine lumière, ou l’épilogue qui, en égrenant les différentes formes de salut, rend un hommage vibrant au théâtre, aux artistes et à leur histoire commune. Tant et si bien, qu’au sortir, on ne peut qu’espérer que nous aurons encore bel et bien l’occasion, un jour, de danser ensemble.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Avremo ancora l’occasione di ballare insieme
[Nous aurons encore l’occasion de danser ensemble]
librement inspiré du film Ginger & Fred de Federico Fellini
Un projet de Daria Deflorian et Antonio Tagliarini
Jeu et co-création Francesco Alberici, Martina Badiluzzi, Daria Deflorian, Monica Demuru, Antonio Tagliarini, Emanuele Valenti
Assistant à la mise en scène / Collaboration à la dramaturgie Andrea Pizzalis
Collaboration artistique Attilio Scarpellini
Lumière Gianni Staropoli, Giulia Pastore
Scénographie Paola Villani
Son Emanuele Pontecorvo
Costumes Metella Raboni
Direction technique Giulia Pastore
Training claquettes Lorenzo GrilliProduction Associazione culturale A.D., Teatro di Roma – Teatro Nazionale, Emilia Romagna Teatro Fondazione, Fondazione Teatro Metastasio di Prato
Coproduction Odéon – Théâtre de l’Europe, Comédie de Genève, Festival d’Automne à Paris, Théâtre populaire romand – Centre neuchâtelois des arts vivants, Théâtre Garonne – scène européenne à Toulouse, Centre dramatique national Besançon Franche-Comté
Avec le soutien de Interreg France-Suisse 2014-2020, programme européen de coopération transfrontalière dans le cadre du projet MP#3, de Romaeuropa festival et de l’Institut culturel italien à ParisDurée : 1h40
Théâtre de l’Odéon, Ateliers Berthier, avec le Festival d’Automne à Paris
du 10 au 18 décembre 2021Théâtre Garonne, Toulouse
du 12 au 15 janvier 2022
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !