Maguy Marin est de retour au Festival d’Avignon. La dernière fois c’était en 2009 pour Description d’un combat. Le combat est une nouvelle fois au cœur de son nouveau spectacle, Y aller voir de plus près, inspiré par La Guerre du Péloponnèse de Thucydide. Un spectacle dense, aride, engagé, à l’image de cette artiste, qui se considère toujours chorégraphe, même si elle délaisse de plus en plus la danse pour laisser les mots s’exprimer sur le plateau.
Votre dernière création, Ligne de Crête, remonte à 2018, à la Biennale de la Danse de Lyon, vous avez eu tout le temps depuis pour vous plonger dans cette guerre du Péloponnèse…
Oui, pendant de nombreuses années, et en tout cas toute l’année dernière, vraiment à plein temps, puisqu’il n’y avait pas grand chose d’autre à faire. Oui, ça fait presqu’un an et demi que je travaille dessus. Cela m’a permis d’avoir le temps de vraiment d’aller au plus près de cette histoire fondatrice, de prendre le temps de comprendre cette histoire qui est compliquée, de m’y pencher et de constater qu’il y a un germe dans ce récit historique qui m’a beaucoup ébranlé par rapport à la démocratie, par rapport à ce qu’elle devient. Comment, malgré tout, la volonté d’être vainqueur peut faire vraiment beaucoup de mal à la démocratie.
L’œuvre de Thucydide est immense, elle est composée de huit livres. Comment avez-vous procédé ?
Toute l’équipe a lu la totalité des livres. On se réunissait pour lire des parties ensemble. On a lu chacun de son côté pendant l’été dernier. Et puis, on s’est réuni de nouveau pour une lecture pendant quinze jours. En fait, on a lu du matin au soir les huit livres.
Votre plateau est un fatras, c’est quasiment un champ de bataille, avec beaucoup d’indications chiffrées. Pourquoi ces points de repères ?
Parce qu’il y a énormément de chiffres dans le récit. Combien de bateaux ont été utilisés ? Combien d’argent ? Combien d’opioïdes ? Combien de soldats meurent ? Combien de citoyens sont broyés par l’armée et par la guerre ? Et comment aussi entre eux, ils s’entretuent. Il y a des lieux géographiques également. Ça me semblait très important de situer les tenants et les aboutissants géographiques, de montrer les forces de la mer et les forces de la terre. Je connais un petit peu la Grèce, j’ignorais beaucoup de choses sur cette histoire, il a fallu la replacer dans l’espace contemporain pour comprendre ce qui s’était passé. Et parfois même faire des petits dessins, des schémas pour comprendre où étaient les forces des uns et des autres et comment les uns et les autres pouvaient s’imaginer vainqueurs, par exemple, dans une même bataille.
En quoi cette guerre du Péloponnèse peut aider à comprendre le monde d’aujourd’hui ?
Je pense que c’est la volonté de gagner, la volonté de puissance, la volonté de pouvoir entre deux coqs. Thucydide possède cette volonté d’être vainqueur à tout prix, de combattre inutilement juste pour le plaisir et la gloire. Pour être le plus fort. Je trouve qu’on vit une époque aussi où on est dans ces situations-là. Chaque chaque pays est obligé de lutter pour être le plus fort. On voit bien comment ça se passe entre la Chine et les Etats-Unis, on appelle ça d’ailleurs le piège de Thucydide, cette espèce de volonté d’être le plus fort en dehors de toute raison. Je veux juste gagner. Point barre. Je veux te soumettre. Je trouve que cela fait écho à des choses que l’on vit aujourd’hui.
Ces coqs dont vous parlez, ces chefs d’Etat du XXe siècle du XXIe siècle sont présents visuellement dans votre scénographie, même si on est 400 ans avant Jésus-Christ.
Oui, tout à fait, et les comédiens le disent à la fin dans la dernière partie. Ils décrivent la guerre civile et ils racontent comment, à un moment donné, les guerres civiles finissent par tuer son propre fils, son propre voisin. Malheureusement, on vit aussi des choses comme ça encore au XXIe siècle.
Dans cette édition du Festival, où beaucoup d’autrices imaginent des contes pour raconter le monde d’aujourd’hui, vous avez fait le choix de puiser dans une œuvre écrite au IVe siècle avant J.-C. pour raconter le monde d’aujourd’hui. Pourquoi ?
On se doit de relayer les écrits de Thucydide et de léguer à d’autres le récit de cette aventure très dure. Il écrit cette histoire pour laisser un trésor pour l’humanité. Et c’est vrai que ses récits sont dans l’actualité au fond. Il était lui même stratège, il décrit ce qui se passait dans sa propre actualité. Ce livre est passé de main en main, il a été traduit dans différentes langues. Je trouve cet effort-là magnifique. J’ai eu envie de m’inscrire dans ce relais pour le ramener à notre époque et en tirer les réflexions qui sont nécessaires.
Les spectateurs qui connaissent votre engagement ne seront pas surpris par le spectacle, d’autres le seront peut-être et vont sortir éreintés du combat. En avez-vous conscience ?
Moi aussi, je suis éreintée ! Ça a été un vrai combat parce que je me suis aussi beaucoup déplacée par rapport à ce que je sais faire parce que je suis chorégraphe. Pour traiter cette chose, il a fallu que je m’y prenne d’une façon très différente. Comment rendre lisible quelque chose qui est complexe, même si au bout du compte, c’est simple parce que c’est juste une question de force et de pouvoir de domination. La domination est très présente dans tout le livre. On n’a pas le choix. Soit on est dominé et soumis, démoli et détruit. Soit on est dominant. C’est ce que propose Athènes. La démocratie athénienne propose de te protéger en échange de ta servitude.
Vous avez dit, je suis chorégraphe. Etes-vous toujours chorégraphe aujourd’hui ? Ou plutôt une artiste engagée ?
Engagée à 100%. Bien sûr. Mon moyen d’expression, c’est le plateau avec les mots, les corps, les couleurs, les lumières, la musique, le rythme. Toutes ces choses sont des outils pour exprimer ce qui est le plus important pour moi : porter une parole sur ce que l’on vit.
Propos recueillis par Stéphane Capron – www.sceneweb.fr
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