Connue pour ses films dont elle incarne seule tous les personnages, Ariane Loze met pour la première fois à l’épreuve de la scène son dédoublement de personnalité dans Bonheur Entrepreneur. Une passionnante performance qui dit autant du milieu de l’entreprise que de l’art.
Tout autour d’une grande table de banquet, on se livre à des préparatifs qui ne sont pas ceux d’un dîner mondain. Les plats et assiettes disposés sur une nape blanche resteront en effet vides tout au long de Bonheur Entrepreneur. Ils ne seront qu’un décor, qu’un paysage pour le film qui s’apprête à être tourné. Ou plutôt pour le spectacle de ce tournage, qui nous fait entrer dans le singulier processus de création d’Ariane Loze, spécialiste du dédoublement de personnalité. Une fois installées plusieurs caméras par le directeur de la photographie Enzo Addi, le plateau est à l’image de ce qui va s’y passer : avec sa batterie d’un côté, sa penderie et de l’autre et un peu partout des caméras et des réflecteurs, il est entre deux mondes. Entre le théâtre et le cinéma, auxquels l’artiste wallone a été formée au Royal Institute for Theatre, Cinema and Sounds (RITCS) de Bruxelles, une école flamande. Un point de départ qui doit sans doute beaucoup à la manière d’Ariane d’avancer entre deux mediums comme on avance sur deux fils parallèles qui se touchent, s’entrelacent.
Dans les micro-fictions de son projet MÔWN (Movies On My Own) qu’elle mène depuis 2008, Ariane Loze déploie à elle seule des univers dystopiques. Des mondes peuplés d’êtres qui se ressemblent tous, l’artiste assumant tous les rôles grâce à une maîtrise aigue du costume, de la coiffure et du montage. Dans L’Archipel du moi (2018) filmé dans un ancien garage Citroën par exemple, elle est à la fois la cliente, la vendeuse et tous les modèles humains proposés à la vente dans une sorte de magasin dont sont filmés tous les recoins. Dans Les Hauts Plateaux (2019) réalisé au Théâtre de Gennevilliers, elle est la guide et la visiteuse d’une fabrique où l’on assiste aux différents réglages, aux paramétrages d’une femme qui ressemble aux deux autres… Vertigineux, le procédé qu’Ariane Loze affine de film en film relève autant du concept que du bricolage et de la performance – en plus de jouer tous les rôles des fictions qu’elle réalise, l’artiste en est la scénariste, la monteuse, la costumière et la régisseuse son et lumière – donne aussi naissance au Banquet (2016) puis à Mainstream (2019), deux films sur le milieu de l’entreprise qui eux-mêmes débouchent sur Bonheur Entrepreneur, son premier spectacle.
Du cinéma au théâtre chez Ariane Loze, il y a non pas une distance, mais un dialogue constant où la place de chacun ne cesse d’être interrogée, déplacée. Dans Le Banquet et Mainstream comme dans ses films précédents, le théâtre est présent dans le rapport au personnage qu’y affirme l’artiste touche-à-tout. « Quand j’ai fait mon premier film, l’idée c’était que hop, je mets la veste, je suis un personnage, j’enlève la veste je suis l’autre personnage, c’est une idée qui vient du théâtre, au cinéma on prend le temps de faire le costume exact, on est dans la réalité, alors qu’au théâtre la salle est toute noire », explique-t-elle dans le dossier de Bonheur Entrepreneur. On retrouve sur scène certains personnages des films : des directrices d’entreprises, qui se distinguent les unes des autres essentiellement par leurs vêtements et leurs bijoux. Car bien que développant dans leurs boîtes des techniques de management différentes, à base de sport, de méditation ou autre, toutes emploient un même langage. Celui de l’entreprise, où « bonheur rime avec entrepreneur », dit l’une des nombreuses doubles d’Ariane Loze. Au théâtre toutefois, Ariane rend visible ce qu’elle cache dans ses films : sa transformation personnelle et celle du décor, nécessaires pour créer une certaine illusion de réel. Un mensonge que nous révèle la présence d’Ariane dans chaque scène, mais auquel on continue de croire au moins à moitié, tant elle excelle dans l’art du déguisement et du récit.
Entre deux des protagonistes qui expriment l’une après l’autre leur pensée néolibérale à grand renfort de mots issus du champ lexical du bien-être, du développement personnel, Ariane Loze se déshabille. Elle parle aussi, fait des commentaires sur ses personnages, dit un mot sur tel ou tel détail invisible sur l’écran qui diffuse en direct son visage en gros plan. Sur ses baskets par exemple – des merveilles de technologie, précise-t-elle –, qui lui permettent de courir rapidement de sa table de jeu à sa penderie. Ces interstices sont loin d’être anodins : ils soulignent le fait qu’au lieu de chercher à documenter le milieu de l’entreprise, son fonctionnement, Ariane Loze en fait une histoire polyphonique dont le degré de réalité est laissé à l’appréciation de chacun.
Le tournage dans lequel s’inscrivent les paroles des PDG qu’elle incarne étant lui aussi une fiction, c’est avant tout le rapport de la représentation de la déshumanisation au réel que questionne l’artiste à travers son solo très habité. Ce sont aussi les injonctions à la productivité, à l’efficacité et à la nouveauté qui concernent aussi bien le milieu de l’entreprise que ceux du cinéma et du théâtre. Mis en rythme par Steve Arguëlles, dont la présence discrète contribue subtilement à la théâtralité du moment, Bonheur Entrepreneur nous entraîne dans une réflexion aussi vaste que les territoires esthétiques explorés par Ariane Loze. Il nous invite aussi à rapprocher des éléments qui peuvent sembler disjoints. Le bonheur, l’art et l’entreprise.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Bonheur Entrepreneur
Mise en scène : Ariane Loze
Avec : Ariane Loze, Steve Argüelles, Enzo Addi
Texte : Ariane Loze & Nina Leger
Directeur de la photographie : Enzo Addi
Regard extérieur : Florian Gaité
Musique : Steve Argüelles
Production et diffusion : workspacebrussels
Avec le soutien de la Fondation d’entreprise Hermès dans le cadre de son programme New Settings
co-production Vlaamse Gemeenschap, WPZimmer, Tour à Plomb
Durée : 1h
Théâtre de la Cité Internationale
Les 10 et 11 juin 2021
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