Figure emblématique de la scène voguing en France Lasseindra Ninja signe Mood sa première chorégraphie pour le Ballet National de Marseille. Rencontre.
Lasseindra Ninja est un oiseau rare. Après plusieurs tentatives d’approche, on a fini par l’attraper au vol en cette fin avril. Ninja ne se fait pas d’illusion : le voguing, dont elle est une des « legend » par ici, est à la mode. Dans les défilés ou les clips, et même certains spectacles, des danseurs y vont de leurs effets de style empruntés au voguing. Lasseindra Ninja a débuté dans le milieu à 20 ans. « J’ai connu la scène voguing à New York. Mais au début, lorsque vous êtes jeune, c’est l’ambiance qui vous attire, cette liberté d’être. On ne voit rien de politique. Cela vient plus tard ». Le Voguing -et son extension les balls- est repéré dans les années 80 notamment à New York. Même si certains historiens des danses urbaines lui trouvent un passé plus ancien encore. Porté par une communauté queer et transgenre le plus souvent d’origine afro-américaine ou latino-américaine, le voguing a voyagé depuis.
A Paris Lasseindra est ainsi l’initiatrice de la House of Ninja. A ses yeux « les cultures noires sont très inclusives. Mais pour y entrer il faut, d’une certaine façon et pardonnez-moi l’expression, montrer patte blanche. On a souvent l’impression que l’on peut faire ce que l’on veut avec le patrimoine culturel afro-descendant. Alors que l’inverse est impossible : je ne pense que l’on puisse s’approprier la culture classique du ballet par exemple ». Lasseindra Ninja répète que le ballroom n’exclut personne, mais celui qui y vient doit embrasser le combat. « Notre communauté, celle des balls, n’est pas fermée. Simplement les gens y ont besoin de protection. En regardant l’histoire, on voit bien que nous nous sommes fait « spolier » de beaucoup de choses. De la country-music au jazz pour pendre des exemples musicaux. Une fierté s’est mise en place dans nos soirées avec la volonté de se réapproprier ce qui est à nous ». Sally Sommer spécialiste des urban dance aux Etats-Unis affirme que l’univers des balls est à part : « il n’a pas besoin du monde extérieur pour exister ». « Effectivement, tout comme nous n’avons jamais attendu quoique ce soit des institutions. C’est cela la force de notre culture marginalisée. C’est une communauté où le genre ne se conforme pas à la société. Une façon de se prendre par la main sans ne rien demander à personne ».
Ces temps-ci Lasseindra Ninja se retrouve en bonne compagnie avec Luncinda Childs, Tania Carvalho et Oona Doherty. Une commande pour le Ballet National de Marseille. « J’analyse toujours les demandes qui me sont faites. Et je pose mes conditions. Avec (LA)HORDE (Marine Brutti, Arthur Harel et Jonathan Debrouwer) c’était plus facile car nous avions déjà travaillé ensemble. J’étais en terrain connu. Je ne voulais pas faire une pièce de voguing. Je voulais raconter la transition à travers plusieurs tableaux et en reprenant le mouvement du cercle. Tout ceci devient une évidence si vous écoutez attentivement les musiques choisies ». Mood, le résultat, surprend par sa liberté de formes, ce mélange de frivolité et d’engagement. « En fait la vie d’une personne n’est jamais cohérente en soi. A part la naissance et la mort, tout le reste me semble plutôt incohérent. Ces choses « entre » font grandir et permettent une émancipation comme la fin de Mood. L’identité et la sexualité restent des questionnements pour notre société ». Confrontée aux solistes du BNM, Lasseindra Ninja s’est demandée ce qui les rapprochait. « J’ai quelque part le même background que les danseurs du BNM. J’ai étudié le classique, la méthode Graham, la danse jazz. Mais par la suite je me suis émancipée. L’institution bride plutôt la créativité à mon sens. Le voguing c’est l’émancipation. Je voulais apprendre aux danseurs marseillais une autre façon de bouger, féminine ou pas. Exactement ce que l’on me reprochait dans les cours autrefois. J’ai dû expliquer mes valeurs au ballet. Notamment l’importance de la musique. Elle prend une place prépondérante dans l’esprit, dans le mouvement. C’est ce qui permet de passer d’un monde à l’autre, du spirituel au charnel. Voir la musique avant de l’entendre. Expliquer aussi la transe : il ne s’agit pas d’avoir les yeux révulsés, la tête en arrière ! La transe c’est une façon de se laisser aller ». Pour Ninja « connaître un contexte, avoir une éducation c’est important ». Et les pièces ont beau être opposé, elles se répondent. « (LA)HORDE a été très futée dans l’organisation des créations. La fin avec Oona tout particulièrement. Sur le plateau nos deux chorégraphies paraissent éloignées l’une de l’autre. Pourtant dans le Voguing, et contrairement aux idées reçues, on retrouve ce concept de masculinité à l’œuvre dans Lazarus, le solo d’Oona Doherty. C’est un peu comma la fin d’un ball. Ou le retour au monde réel après une soirée en club. La réalité reprend le dessus ».
En cette saison dé-confinée, Lasseindra Ninja essaye de garder le rythme. « Je travaille avec la House of Ninja, j’écris pour les autres. On vit mal en cette période qui est sujette à dépression. Certains n’ont plus rien. La Nuit c’est ce moment de relâchement que vous ne pouvez pas reproduire chez vous. Nous avons besoin du club, des balls. Notre socle est ébranlé et nous avons l’impression de ne pas être soutenus ». Et de conclure : « Vivement que mai arrive ».
Philippe Noisette – www.sceneweb.fr
Mood chorégraphie de Lasseindra Ninja par le Ballet National de Marseille avec Lucinda Childs/Tania Carvalho/Oona Doherty
Du 16 au 19 juillet, Théâtre du Châtelet Paris avec le théâtre de la Ville hors les murs www.chatelet.com
Merci Philippe Noisette pour cette interview inédite! Cela va enrichir les réflexions des enseignants du Cercle d’étude Danse de l’académie de Montpellier dont je fais partie , autour de la culture HIP-HOP