C’est la première fois que le chef-d’œuvre de Wagner est programmé au festival d’Aix-en-Provence et, pour l’occasion, Nina Stemme et Stuart Skelton, immenses titulaires des rôles-titres, jouent moins l’amour absolu que son délitement dans la mise en scène en demi-teinte de Simon Stone. En contrepoint, Simon Rattle mène un orchestre débordant de passion.
Si le travail scénique, pourtant non dépourvu de beauté, du metteur en scène australien déroute et dérange au point d’être largement contesté, c’est que Simon Stone y prend l’exact contre-pied de Tristan et Isolde en ne voulant pas traiter l’histoire d’amour culminant vers l’extase et la transcendance, mais, au contraire, en montrant une passion qui s’estompe et s’éteint jusqu’à la rupture. Cette lecture, qui fait largement fi de l’éros wagnérien, se présente davantage comme une analyse de la déliquescence d’un couple bourgeois, alors que dès le célèbre Prélude, Isolde découvre que son mari la trompe avec une femme beaucoup plus jeune qu’elle.
L’intérêt d’une telle mise en scène est, forcément, de déjouer les attentes, renoncer à tous les clichés, et dessiner des personnages et des destins profondément renouvelés. Tristan et Isolde ne sont pas des jouvenceaux romantiques aux élans érotico-mystiques, mais paraissent dans leur pleine maturité. Ils ont vécu, ont bâti des constructions sociales et sentimentales qu’ils croyaient solides et rassurantes, mais qui viennent à s’effriter à l’épreuve de la routine et de l’usure. C’est cela que dépeint Simon Stone en faisant justement pénétrer dans leur sphère publique comme privée.
Trois décors panoramiques figurent trois peintures, parfois chargées, de l’existence contemporaine, monotone et conformiste du couple central. L’acte I prend place dans un décor de loft superbement luxueux où se donne un dîner entre amis et exhibe une certaine aisance matérielle et intellectuelle, une camaraderie courtoise, artificielle, socialement convenable, qui laisse bientôt place à la solitude et la frustration des êtres tristes et désolés. L’acte II se joue dans l’open space d’une entreprise en vue où Isolde travaille. Elle est une femme puissante et tente de raviver le souvenir d’un amour heureux désormais disparu. C’est là qu’intervient un jeu de dédoublement des personnages se revoyant en jeunes gens sémillants, autrefois épanouis, sexuellement attirés et comblés sous la nuit protectrice. Enfin, une rame de métro parisien grouillante d’une foule d’usagers bigarrés et indifférents se fait à l’acte III la scène de crimes à répétition jusqu’à la séparation finalement consommée.
Cette relecture de Tristan et Isolde de Wagner est celle d’un esprit fort, presque arrogant, mais aussi doté d’une profonde sensibilité. Il y a une indéniable beauté et une douce mélancolie dans les images et les éclairages proposés même s’ils sont parfois excessivement emprunts de trivialité. Cela aurait tout de même mérité plus d’approfondissement pour dépasser l’anecdote et convaincre vraiment.
Si la mise en scène comporte quelques bons tunnels, elle est heureusement rehaussée par une exécution musicale de premier ordre. Tandis que Sir Simon Rattle effectue un double retour, à la fois à Aix et à Wagner, le London Symphony Orchestra joue l’œuvre sous sa direction pour la toute première fois dans son intégralité. Les jeunes musiciens se laissent magnifiquement plonger et littéralement embraser par la ferveur quasi amoureuse du chef. Les déferlements chatoyants de l’orchestre très sonore auront même parfois poussés les chanteurs à passer un peu en force, mais tous trouveront lors du grand duo d’amour modulation et équilibre pour aboutir à l’extase d’une sublime poésie nocturne. Il faut saluer la puissance et la plénitude vocales subjuguantes des héros de la soirée : Nina Stemme, luxuriante de chaleur et de solarité, et Stuart Skelton, d’une remarquable endurance, mais aussi de Franz-Josef Selig, roi Marke toujours superlatif car d’une vibrante humanité. Enfin, saluons les révélations de Josef Wagner, si beau Kurwenal, et de Jamie Barton, formidable Brangäne irrésistiblement punk qui dissimule ses drogues dans une boîte à chaussures cachée dans les plantes vertes du salon. La distribution vocale se hisse au sommet.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Tristan et Isolde
Action en trois actes de Richard Wagner (1813 — 1883)
Livret de Richard WagnerDirection musicale Sir Simon Rattle
Mise en scène Simon Stone
Décors Ralph Myers
Costumes Mel Page
Lumière James Farncombe
Chorégraphie Arco RenzAvec
Tristan, Stuart Skelton
Isolde, Nina Stemme
König Marke, Franz-Josef Selig
Kurwenal, Josef Wagner
Melot, Dominic Sedgwick
Brangäne, Jamie Barton
Ein Hirt / Stimme eines jungen Seemanns, Linard Vrielink
Ein Steuermann, Ivan Thirion
Chœur Estonian Philharmonic Chamber Choir
Orchestre London Symphony OrchestraProduction du Festival d’Aix-en-Provence
En coproduction avec les Théâtres de la Ville de LuxembourgDurée : 4h40, avec deux entractes
Festival d’Aix 2021
Grand Théâtre de Provence
Les 2, 5, 8, 11 et 15 juillet 2021
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