La metteuse en scène Alexandra Tobelaim a pris la direction du NEST – CDN à Thionville en janvier 2020, quelques semaines avant le début du premier confinement. Entre les périodes d’ouvertures et de fermetures, elle a maintenu ses créations, en attendant de les présenter au public.
Ayant pris la tête du NEST – Centre dramatique national de Thionville en janvier 2020, la metteuse en scène Alexandra Tobelaim fait partie de ces directeurs de lieux (comme Thomas Jolly au Quai, à Angers ou, encore Julie Deliquet au Théâtre Gérard Philipe, à Saint-Denis) à n’avoir vécu que quelques rares périodes arrachées à la pandémie d’ouverture au public. Interrogée, la directrice évoque, outre les étranges sentiments d’attente et d’incomplétude suscités par cette situation, une frustration. Cette dernière est autant liée aux incertitudes pesant sur la réouverture aux publics, qu’à l’état dans lequel celles-ci installent – entravant les réflexions à plus long terme. « La situation actuelle nous demande tellement de gestion au quotidien que j’ai parfois l’impression que nous sommes tout le temps en train d’éteindre des feux, plutôt que de vraiment construire », confie Alexandra Tobelaim.
Mais cette drôle d’année a aussi permis de consolider des convictions, dont celle du lien puissant avec les spectateurs. « Je me suis rendue compte à quel point ce sont les spectateurs qui nous portent, nous galvanisent. Ce sont eux qui nous permettent de nous ressourcer et de retrouver le sens de ce que l’on fait. » Défendant la nécessité de maintenir un dialogue, même différent que celui « de l’en commun autour d’un spectacle », la directrice et son équipe proposent d’autres formes d’approche du théâtre. Expérimenté dès le début du premier confinement, les lectures par téléphone (menées avec la compagnie O’Brother) sont de ces rendez-vous explorant la relation singulière et individuelle entre un spectateur-auditeur, un artiste et une œuvre. De ces projets aussi modestes qu’ingénieux qui déplacent et ouvrent l’imaginaire. Le printemps étant inexorable, Alexandra Tobelaim espère comme tant d’autres une réouverture prochaine des lieux culturels. « Je n’en suis pas encore à faire le deuil de cette première saison. J’ai l’impression qu’elle est encore devant nous, avec cet espoir qu’elle puisse se dérouler sur un temps plus condensé en reprogrammant les spectacles jusqu’en juin et juillet.
C’est dans ce temps suspendu, déroutant en ce que les créations continuent d’être répétées sans être visibles par les spectateurs, que la directrice et metteuse en scène a fait le choix d’organiser des représentations professionnelles. Une décision qui ne coulait pas de source initialement, mais qui lui a permis d’avoir la sensation de mettre un terme à la création de son dernier spectacle, Abysses – qui aurait du voir le jour en novembre dernier. « Je n’en pouvais plus de l’avoir « à l’intérieur », j’avais besoin qu’il voit le jour pour me libérer d’une partie de moi. Émilie Capliez [co-directrice et metteuse en scène de la Comédie de Colmar, ndlr] a une belle formule à ce sujet : elle dit que c’est « comme un parpaing sur l’estomac ». Et depuis hier [date de la représentation pro, ndlr] j’ai retrouvé une sorte de calme, je sens que quelque chose a été digéré. L’acte théâtral se posant à l’endroit de la rencontre avec les spectateurs, tant qu’elle n’a pas eu lieu, le spectacle n’existe pas. » Écrite par l’auteur dramatique italien Davide Enia – dont Alexandra Tobelaim avait déjà monté en 2012 Italie-Brésil 3 à 2 – la pièce, découverte par l’entremise du traducteur de Enia, réunit au plateau le comédien Solal Bouloudnine (déjà interprète dans Italie-Brésil 3 à 2) et la musicienne Claire Vailler
Tandis que cette dernière se tient en fond de scène côté jardin, Solal Bouloudnine est à l’avant-scène, endossant la parole de Davide Enia. Dans une narration à la première personne, l’auteur-conteur entremêle et embrasse dans un seul geste dans Abysses le récit de ses relations avec son père, de la maladie de son oncle et de son expérience au long cours auprès de sauveteurs et d’associations sur Lampedusa. L’île italienne dont la position géographique stratégique lui vaut d’être l’un des points d’entrée vers l’Europe pour des migrants en provenance d’Afrique du Nord constitue le lieu comme le sujet d’Enia – ceux pour lesquels il importe de trouver les justes mots. Avec son dispositif minimal – le récit étant ponctué ou soutenu par des chansons (issues d’un répertoire traditionnel italien) interprétées par Claire Vailler – Abysses est tout entier dédié à la parole. C’est celle-ci qui est au cœur du dispositif scénique, comme du récit, c’est celle-ci qui relie les protagonistes
Si parfois les mots manquent (au père d’Enia, de caractère taiseux, comme à Enia traumatisé par ce qu’il a vu et entendu de la part de réfugiés), la nécessité de les trouver, les écrire, les donner à entendre, travaille toute la pièce. Face aux violences du drame humanitaire le langage révèle sa capacité réparatrice et salvatrice. Encore parfois un peu fragile dans son interprétation – Solal Bouloudnine devant trouver son juste rythme sur la totalité du spectacle – Abysses révèle un texte poignant par sa justesse et sa manière de tisser ensemble des vies éloignées les unes des autres. Avec sa mise en scène scrupuleusement respectueuse du texte, son interprétation sincère, l’ensemble porte cet entrelacement d’histoires, d’expériences et de regards sans jamais tomber dans la simplification ni l’obscénité. Et nous rappelle que la compréhension de l’altérité passe aussi par l’appréhension et le dépassement de ses propres abysses intimes.
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
Abysses se jouera à huis clos les 29 et 30 mars aux Plateaux sauvages, à Paris et les 1er et 2 avril au Théâtre d’Angoulême. En attendant une tournée en 2021/2022.
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