Au théâtre de la Porte Saint-Martin, un puissant trio d’acteurs parfaitement aigus et aiguisés joue Avant la retraite, une impitoyable et effroyable comédie du mal écrite par Thomas Bernhard mise en scène par Alain Françon.
Maître incontesté du jeu de massacre théâtral, le dramaturge autrichien Thomas Bernhard concentre toute sa verve et son esprit dans une pièce noire prenant pour cible la bourgeoisie allemande d’après-guerre qui nostalgise le nazisme et déverse en toute impunité sa haine odieuse des juifs, de la démocratie, du changement, du progrès, de l’humain.
Les trois personnages réunis sont, comme dans Déjeuner chez Wittgenstein, une fratrie au bord de l’implosion : deux sœurs et un frère soumis à un perpétuel rapport de forces entre domination et soumission. Vera et Rudolf vivent comme un couple dans leur demeure triste et terne, jubilent de leur suffisance abjecte et de leurs pensées rances tandis que Clara, leur cadette taciturne, handicapée à la suite d’un bombardement survenu à quelques jours de l’armistice, se trouve contrainte et forcée sous leur répugnante tutelle. Chaque 7 octobre au soir, l’homme de loi rentre chez lui, troque sa robe de juge pour l’uniforme de obersturmbahnführer SS. Vera a disposé la table, préparé de somptueux mets et mis le Champagne au frais. Ensemble, ils célèbrent l’anniversaire de Himmler, leur mentor nazi.
Comme souvent chez Bernhard, la parole se déverse en flots continus de mots destructeurs, à l’occasion de soliloques ressassants, d’une violence sourde, mais dont la charge agressive et exécrable se tapit derrière une affabilité à se méprendre, une serviabilité obséquieuse, une illusion de bon goût et d’attraits pour les arts. A ce jeu, Catherine Hiegel en tête, d’une irrésistible et obsessionnelle fermeté, inventive sur chaque phrase assassine, puis André Marcon, redoutable d’autorité perverse, sont absolument magistraux. Noémie Lvovsky dans le plus discret mais pas moins difficile rôle de Clara est une présence touchante dont la partition victimaire et par moment révoltée tranche et dénote.
Les comédiens maîtrisent des partitions redoutables et cristallisent dans leur jeu toute la méchanceté, la cruauté terrible et grinçante qui suscitent aussi bien une franche hilarité qu’un profond malaise. La satire bernhardienne est excessivement glauque et redouble de férocité. Mais Alain Françon ne cherche pas l’outrance ou la démonstration. Jamais caricaturale, d’une finesse d’où justement émane une incroyable puissance, la mise en scène et l’interprétation exacerbent la monstruosité des protagonistes sans les départir d’une réelle humanité, ce qui rend la pièce encore plus dérangeante et secouante.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Avant la retraite de Thomas Bernhard
Mise en scène Alain Françon
Avec Catherine Hiegel, Noémie Lvovsky et André MarconThéâtre de la Porte Saint-Martin, Paris
Reprise du 12 janvier au 2 avril 2022
Nous nous sommes pris de passion pour le théâtre avec mon mari depuis notre départ en retraite et je vous avoue que votre article m’a beaucoup plu. Il m’a donné envie d’aller voir cette comédie. Merci à vous.