En Afrique, la pandémie actuelle met l’art en crise. Elle souligne les failles des politiques culturelles du continent, et la dépendance des artistes envers diverses institutions occidentales. Elle réveille aussi chez eux des désirs d’indépendance, d’organisation collective. Et locale.
Au moment où il nous parle, à la fin de la deuxième semaine d’avril, Serge Aimé Coulibaly aurait dû être en résidence à Bruxelles pour terminer sa nouvelle création, Wakatt ou « Notre époque ». Celle-ci en a décidé autrement. Les frontières ayant été fermées pour endiguer la propagation du coronavirus, le chorégraphe a dû rester à son domicile de Bobo-Dioulasso, la capitale économique du Burkina Faso. Deux de ses interprètes y sont aussi, tandis que deux autres sont au Cameroun, un au Mali, d’autres en Italie, en Allemagne, en France… C’est donc une distribution très internationale qui est censée présenter pour la première fois son spectacle en Allemagne début septembre, à l’occasion de la Ruhrtriennale. Le rendez-vous pourra-t-il avoir lieu ? Il l’espère encore. Comme de nombreux autres artistes africains, il a par contre déjà dû renoncer à de nombreuses dates de tournée en Europe. En particulier en France, souvent dans le cadre de la Saison Africa2020. Un dispositif mis en œuvre par l’Institut Français, qui devait s’étendre sur l’ensemble du territoire à partir du 1er juin, reporté à une date encore inconnue.
Une difficile assignation à résidence
Si les artistes à qui nous avons parlé pour cet article sont presque tous confinés en Afrique – seul le danseur et chorégraphe malien Tidiani N’Diaye est à Bruxelles, où il devait créer le 26 mars sa nouvelle création WAX, qu’il devait ensuite jouer en juin à Paris dans le cadre du festival June Events –, tous auraient dû être ailleurs. L’auteure et comédienne burkibalée Edoxi Gnoula préparait un voyage en Inde, pour jouer dans un spectacle d’Aristide Tarnagda, avant de reprendre en Belgique son seul en scène Legs. La comédienne Safoura Kaboré devait être à ses côté en Inde, puis poursuivre une tournée à l’international. Tandis que le chorégraphe congolais Pepe Elmas devait présenter sa nouvelle pièce Dans la peau de l’autre au 104 à Paris en mars, puis en juin au Festival de Marseille. En les retenant sur le continent africain, la pandémie actuelle prive donc jusqu’à nouvel ordre ces artistes, comme beaucoup de leurs confrères, des revenus liés à cette activité extérieure qui occupe l’essentiel de leur temps de travail. Souvent faute de véritables politiques culturelles dans leurs pays d’origine.
Pour Edoxi Gnoula, vice-présidente la Fédération nationale du théâtre du Burkina Faso, la situation « révèle à quel point les artistes burkinabés sont dépendants de l’extérieur pour vivre. Si le pays, surtout depuis une dizaine d’années, est très actif sur le plan artistique, c’est grâce à des soutiens occidentaux, qui viennent pallier à l’absence de considération du gouvernement pour l’art et la culture ». L’annonce par l’État d’une aide d’un milliard 25 millions de francs CFA lui paraît d’autant plus dérisoire qu’elle concerne l’ensemble des champs artistiques et culturels. De même qu’à Safoura Kaboré, qui remarque en plus qu’« en l’absence de statut d’artiste, il est bien difficile de déterminer qui est artiste, qui ne l’est pas ». Les deux artistes émettent ainsi de forts doutes quant à la répartition de la somme. La situation n’est guère meilleure au Mali et au Congo, où Tidiani N’Diaye et Pepe Elmas n’ont à ce jour connaissance d’aucune aide en direction des artistes. Ils appellent de leurs vœux une reconnaissance, un statut, tout en continuant de contribuer à la formation et à l’activité artistique de leur territoire.
Vers une relocalisation des arts
Engagé auprès de jeunes artistes rencontrés dans les rues de Kinshasa, dont plusieurs sont interprètes de Dans la peau de l’autre, Pepe Elmas assure grâce aux revenus de sa compagnie des ateliers de formation auprès de jeunes en difficulté. Malgré l’indifférence du gouvernement – « personne du côté de l’État n’a jamais pensé à nous soutenir », dit l’artiste, amer –, il juge que la situation actuelle impose la poursuite, et même le renforcement de ces efforts. « Je ressens une forte responsabilité envers ces artistes, qui sont complètement livrés à eux-mêmes. Je voudrais trouver les moyens d’être davantage encore à leurs côtés, pour les accompagner dans la période difficile qui s’annonce. Une fois que sera derrière nous l’urgence de survie qui est actuellement la nôtre en Afrique, il sera temps de réfléchir entre artistes à une action collective », exprime-t-il.
Edoxi Gnoula, qui a fondé sur ses deniers propres le Centre culturel Pan-Taabo à Saaba, dans la région Centre du Burkina, espère elle aussi pouvoir rapidement accueillir de nouveau des compagnies en résidence et en représentation. « La culture au Burkina est déjà largement fragilisée par le terrorisme depuis cinq ans. La crise actuelle est donc d’autant plus violente pour les artistes. Toutefois, elle est l’occasion pour les différentes instances représentantes de la profession de se rassembler pour la première fois, et d’envisager des solutions communes. C’est très encourageant, et j’espère que cela durera une fois cette période derrière nous. Il est plus important que jamais de se structurer ». Une évolution que souhaite également Safoura Kaboré : « Il n’a jamais été facile de voyager pour les artistes africains. En nous rassemblant, nous devons chercher des manières de faire vivre notre art à l’intérieur de nos frontières ».
Pour entretenir son désir de théâtre, et nourrir sa réflexion sur les chemins à emprunter après le confinement, Safoura écrit un dossier pour une formation de jeunes acteurs qu’elle devait donner en juin au Burkina. En espérant que pourra avoir lieu le festival Les Récréatrales, dont la première partie a été décalée du 24 août au 12 septembre, auquel elle est censée participer cet été. Serge Aimé Coulibaly pense lui aussi à demain. « En tant qu’artistes, je crois que nous devons inventer des propositions d’espoir. Le public a toujours été au centre de mes préoccupations artistiques, et je veux pouvoir répondre à ses besoins quand nous pourrons de nouveau nous rassembler ». Dans le studio de travail attenant à son appartement, il réinvente ainsi en ce moment un de ses solos fondateurs, Fadjiri, où il est question de la fragilité de l’humanité. « Cette pièce légère pourrait facilement aller à la rencontre du public au Burkina Faso, où il est indispensable d’inventer de nouvelles solidarités, de nouvelles communautés ».
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
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