Créé à la Volksbühne en 2016 alors que le départ de Frank Castorf, mythique directeur de l’institution berlinoise, s’annonçait imminent, Bekannte Gefühle, gemischte Gesichter de Christoph Marthaler, donné à la Villette, se présente comme une fable célébrant, avec autant de drôlerie que de tristesse, ce qu’il reste et peut être préservé d’un monde voué à disparaître.
« Sentiments connus, visages mitigés » qui emprunte son titre à Botho Strauss est un spectacle qui déjà fait date. Celui-ci prend pour cadre une salle de musée vide dont il ne reste que les hauts murs sans couleurs, tristement gris et nus. Surplombée par une verrière, cette large galerie déserte fut sans doute autrefois un lieu où l’art jouissait d’une belle exposition mais elle demeure aujourd’hui à l’abandon. Une troupe d’acteurs-chanteurs un brin déglingués, surgit tant bien que mal du sol, de la porte, de la fenêtre ou d’un monte-charge capricieux. Tels de vieux objets remisés à la réserve, enveloppés dans du papier bulle et des caissons de bois, ils se proposent comme les œuvres d’art manquantes. Marc Bodnar, en gardien dépassé, déplace besogneusement mais avec quelques accents gracieux ses encombrantes boîtes et offre à ces acteurs inopinés des chariots à plateforme comme dernière scène pour un ultime tour de piste. Cet environnement médiocrement hostile prend vie alors dans un temps immobile – car suspendu – dont Marthaler a la pleine maîtrise.
Avec l’art unique et génial qui est le sien, le metteur en scène compose une pièce pleine de malice et de tendresse. Sans vindicte ni tapage, au contraire, presque en sourdine, il cristallise la tension, l’incertitude que suscitent le temps qui passe et efface, l’amnésie volontaire et l’obsolescence programmée de notre époque. Il leur oppose la toute puissance de l’art comme seul repère intellectuel et émotionnel. Cela semble dérisoire et est pourtant tellement fort. Il n’y a rien de passéiste dans le propos de Marthaler, juste une belle et profonde mélancolie qui se traduit néanmoins avec beaucoup de vitalité foutraque sur le plateau. Jamais ne sont évincées ni la drôlerie ni la douce ironie qui font la singularité de cet univers poetico-tragi-comique.
La pièce repose simplement sur les apparitions fugaces et inspirées de figures dessinées d’une manière incomparable comme des êtres fantasques et fantomatiques aux contours jamais épais, cherchant la chance et un refuge dans des déambulations physiques et mentales insensées. Les figures pâles et usées, les corps somnolents, claudicants, bondissants, gisants, des acteurs qui se meuvent lentement ou restent statufiés, face au mur ou à la rampe sous des lumières froides, crépusculaires, sont ceux d’Ulrich Voss, Hildegard Alex, Magne Havard Brekke, Olivia Grigolli, Jürg Kienberger, Altea Garrido, Raphael Clamer, Marc Bodnar Irm Hermann, et Sophie Rois (magnifique vamp sicilienne à la voix cassée), tous à la fois des compagnons de route de Marthaler et des figures emblématiques de l’ex-Volksbühne. Ils hantent l’espace comme ils échappent au temps. Leurs allures « rétro » sentent bon l’époque de l’ex-RDA. Leurs présences excentriques et pourtant anti-démonstratives font du plateau un lieu de résistance calme et tranquille. Ils parlent peu mais chantent beaucoup, souvent en chœur. Éloquente et parfaitement exécutée, la musique, si essentielle chez Marthaler qui est aussi un immense metteur en scène d’opéra, regorge de vertus consolatrices et humanistes. Haendel, Mozart, Wagner, Schubert, Schönberg, paraissent plus importants que n’importe quel discours. Leurs œuvres célèbrent l’homme dans son initiation vers la lumière, chante les songes ténébreux et l’avenir possiblement radieux. Si drôle et si déchirant, ce spectacle procure une joie et une émotion immenses. Grâce aux numéros d’acteurs, franchement loufoques, à ses trouvailles déjantées et à son côté cabossé. Se refermant sur un solennel Kyrie suivi du méditatif Ô Mensch ! de Mahler, le spectacle se veut comme un apaisant et généreux adieu.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Bekannte Gefühle, gemischte Gesichter
Mise en scène, Christoph Marthaler
Avec Hildegard Alex, Tora Augestad, Marc Bodnar, Magne Håvard Brekke, Raphael Clamer, Bendix Dethleffsen, Altea Garrido, Olivia Grigolli, Ueli Jäggi, Jürg Kienberger, Lilith Stangenberg, Ulrich Voss, Nikola Weisse
Dramaturgie, Malte Ubenauf, Stefanie Carp
Musique, Tora Augestad, Bendix Dethleffsen, Jürg Kienberger
Son, Klaus Dobbrick
Lumières, Johannes Zotz
Décor et costumes, Anna Viebrock
Une production de la Volksbühne Berlin avec l’amical soutien de Ruhrtriennale – Festival der Künste
Coréalisation La Villette – Grande Halle (Paris) ; Festival d’Automne à Paris
Spectacle créé le 21 septembre 2016 à la Volksbühne Berlin
En partenariat avec France InterDurée : 2h10
Spectacle en allemand surtitré en françaisFestival d’Automne à Paris
La Villette – Grande Halle
21 au 24 Novembre 2019
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