Avec 23 fragments de ces derniers jours, Maroussia Diaz Verbèke poursuit avec des artistes brésiliens son développement d’une nouvelle écriture de cirque ou « Circographie ». Conçu pendant la période noire de Bolsonaro, ce spectacle y revient sous une forme ludique autant que complexe. Celle d’un puzzle où l’actualité rejoint les débuts méconnus du cirque.
Que notre titre ne trompe pas : ce n’est pas en conquérante que Maroussia Diaz Verbèke met en scène les six artistes brésiliens de 23 fragments de ces derniers jours. Ce n’est pas en détentrice d’un savoir-faire et d’un savoir-penser supérieurs qu’elle aurait acquis grâce à sa formation au Centre National des Arts du Cirques (CNAC), puis au sein du collectif Ivan Mosjoukine avec qui elle crée en 2012 un spectacle marquant dans l’histoire du nouveau cirque, De nos jours [Notes on the Circus]. Si ces expériences donnent forcément une certaine tonalité, une certaine forme à son travail avec trois membres du collectif brésilien Instrumento de Ver (Maïra Moraes, Béatrice Martins et Julia Henning) – plus trois artistes brésiliens issus d’autres horizons : Lucas Cabral Maciel, André Oliveira DB et Marco Motta –, c’est d’une manière extrêmement délicate. Dans 23 fragments, Maroussia Diaz Verbèke pratique sa méthode très personnelle d’écriture du cirque, ou « Circographie », comme une technique d’ouverture à l’Autre qui est aussi une forme d’expression de soi. En faisant de son dialogue avec les artistes brésiliens un temps majeur de sa recherche circographique, la fondatrice de la compagnie Le Troisième Cirque nous offre un spectacle aussi généreux que complexe.
Ce n’est pas la première fois que Maroussia Diaz Verbèke va aiguiser et enrichir sa Circographie auprès d’un collectif aux pratiques très éloignées des siennes. Après son « spectacle solo manifeste » CIRCUS REMIX, toujours en tournée depuis sa création en 2017, où elle pose seule en piste les bases de sa quête d’une « écriture ou mise en scène spécifique d’un spectacle de Cirque – telle est la définition qu’elle donne de son néologique « Circographie » –, elle met en scène la nouvelle création du Groupe Acrobatique de Tanger, FIQ ! (Réveille-toi !). Plus à l’image du Groupe qu’à celle du Troisième Cirque, cette création a sans doute largement influencé le travail sur 23 fragments de ces derniers jours, qui débute en 2018 suite à l’invitation de l’artiste française par le collectif Instrumento de Ver pour donner une conférence sur la Circographie et accompagner une résidence. Maroussia Diaz Verbèke trouve dans son expérience franco-brésilienne l’équilibre parfait entre sa recherche et celle des artistes qu’elle met en scène ou chorégraphie. Elle développe pour cela avec les Brésiliens un langage qui est bien plus que l’entremêlement de deux expressions différentes.
Si l’on y trouve des éléments de l’esthétique de l’une et des ingrédients de l’univers des autres, c’est un vocabulaire et une grammaire à part entière qui se déploient dans 23 fragments de ces derniers jours. Mise en place dès les premières secondes du spectacle, une narration collective leur sert de cadre. En expliquant par le biais d’une voix off le contexte de création de la pièce – le Brésil de Bolsonaro, qui détruit notamment les institutions culturelles dès son arrivée au pouvoir en 2019 –, les six artistes font du cirque un lieu de résistance aux violences. Ils s’en servent d’outil pour construire un imaginaire riche et pluriel, capable de s’opposer à la pensée unique imposée en haut lieu. « Ce spectacle nous a aidés à tenir », dit la voix off tandis que les interprètes se présentent à nous qui sommes installés tout près d’eux sur des gradins posés au plateau – dans certains lieux, comme au Monfort où nous voyons la pièce, des places sont aussi disponibles en salle. En disposant tout autour de la piste de nombreux objets en tous genre – des paillassons, des branches de céleri, des bouteilles ou encore des parapluies –, les six complices nous préparent à une révolution du quotidien. À une forme de carnaval, dont ils se revendiquent sans problème dès leur introduction.
La structure de 23 fragments de ces derniers jours est proche de celle de CIRCUS REMIX, elle-même très clairement inspirée de De nos jours [Notes on the Circus], où Maroussia Diaz Verbèke et ses trois acolytes d’Ivan Mosjoukine enchaînaient à toute vitesse 80 vignettes parlant autant de l’histoire du cirque que de la vie, surtout de ses petits riens. Ici, les fragments annoncés par le titre sont bien de retour, cette fois dans un grand désordre dont le spectateur fait ce qu’il veut. Ces morceaux ne sont toutefois pas 23 mais 36, nous apprend-on d’emblée. Trente-six comme autant de chandelles allumées dans une nuit que seuls donnent à voir sur la piste les moyens du cirque et de la danse. Car si les trois femmes du spectacle sont acrobates, les hommes viennent plutôt de la danse : certains pratiquent les danses populaires brésiliennes, d’autres sont plus tournés vers les danses urbaines. Aucune frontière n’est pourtant visible entre les disciplines. Chacun participant à presque tous les fragments à des places diverses, tantôt au centre de la piste tantôt comme simple régisseur de plateau, le collectif porte l’individu sans l’effacer.
Plusieurs motifs récurrents traversent la pièce morcelée. À plusieurs reprises, deux interprètes s’avancent l’un vers l’autre pour un baiser empêché par l’irruption d’un objet. Julia Henning marche sur des bouteilles disposées dans des configurations toujours plus hasardeuses. Maïra Moraes, elle traverse la piste sur des bris de verre, des cafards et toutes sortes d’autres choses. Béatrice Martin danse sur du papier bulle tandis que Lucas Cabral Maciel se lance dans des sambas ou des forros libérateurs… Chacun à son tour, les artistes livrent aussi des bribes d’une chronologie brésilienne des dernières années, où se mêlent sans cesse intime et politique. L’air de rien, Maroussia Diaz Verbèke fait ainsi un clin d’œil aux origines de sa discipline : elle-même rappelle dans le dossier du spectacle qu’à ses débuts, en l’absence de répertoire, le cirque s’inspirait des actualités aux références politiques.
Nul besoin de réviser avant le spectacle son histoire contemporaine du Brésil : si les événements précis reliés à une date nous échappe, corps et objets sont là pour nous donner à ressentir son sens en matière de liberté. Tantôt drôles, légers, tantôt chargés de douleur ou de révolte, les fragments qui s’enchaînent avec pour seule transition de légers changements de décors forment le portrait d’une petite communauté aux humeurs changeantes, mais toujours bien verticale. Parfois même suspendue dans les airs.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
23 fragments de ces derniers jours
Circographie* Maroussia Diaz Verbèke
Assistante à la circographie* Élodie Royer
Interprètes créateurs Lucas Cabral Maciel, Julia Henning, Beatrice Martins, Maíra Moraes, Marco Motta et André Oliveira Db
Régie générale Thomas Roussel
Conception technologique Bruno Trachsler
Création lumière Diego Bresani et Bruno Trachsler
Recherche musicale Loic Diaz Ronda et Cícero Fraga
Recherche scénographie Charlotte Masami Lavault
Technique costumes Emma Assaud
Chargé de production Marc Délhiat
Photographe João Saenger
Graphiste Lisa Sturacci
Chargé de production et de diffusion Otto Production* Circographie : néologisme de Maroussia Diaz Verbèke, datant de 2015, en open source.
N.f. désignant l’écriture spécifique / la mise en scène d’un spectacle de cirque (cela veut aussi dire « soyons fous » en lituanien, mais c’est un hasard)Durée : 1h30
Le Monfort – Paris
Du 8 au 18 février 2023Cirque Jules Verne – Amiens
Le 3 mars 2023CoOp Maison des Métallos – Paris
Du 3 au 21 juin 2023Festival Multi-pistes, Le Sirque – Nexon
Du 9 au 19 août 2023
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