Autour de la Marche pour l’Égalité et contre le Racisme, Alice Carré et Margaux Eskenazi déploient dans 1983 une fiction largement documentée, qui prétend revenir sur les combats et engagements d’hier afin d’interroger ceux d’aujourd’hui. Le théâtre se laisse hélas trop souvent paralyser par l’Histoire pour donner sa voix à ce chapitre passé.
Avec Et le cœur fume encore (2019), la Compagnie Nova créée en 2007 par Margaux Eskenazi, rejointe en 2016 à la dramaturgie par Alice Carré, sort de l’ombre relative dans laquelle elle œuvrait jusque-là. Après une « traversée poétique, musicale et politique » des courants de la Négritude et de la Créolité intitulé Nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre (2017), qui ouvrait pour elles le cycle de recherche « Écrire en pays dominé », les deux artistes abordaient les mémoires de la guerre d’Algérie. Fruit d’une longue recherche, menée avec tous les comédiens de la distribution malgré des moyens assez modestes, cette création qui poursuit encore sa tournée passionnait par sa manière très hybride, éclatée d’aborder un sujet commençant alors à susciter pièces, livres et films de natures différentes. Déjà présent dans leur spectacle précédent, le mélange du documentaire, du réel et de la fiction, la rencontre d’écritures et de disciplines différentes s’imposait comme des particularités fortes de la Compagnie, dont l’habileté en ces matières a suscité l’engouement du public autant que des professionnels. Nombreux sont donc ceux qui se sont engagés pour 1983, présenté comme le dernier volet d’« Écrire en pays dominé ».
Comme leur titre l’indique, Alice Carré et Margaux Eskenazi abordent dans leur nouvelle pièce l’année en question. Une année riche en mouvements sociaux, qui s’ouvre notamment sur des grèves à l’usine Citröen D’Aulnay-sous-Bois – elle aboutit à la mise à pied des meneurs, tous immigrés – et s’achève sur un mouvement similaire chez Peugeot-Talbot. 1983 est aussi le moment du « tournant de la rigueur » du gouvernement Mitterrand, suite à l’échec du plan de relance économique liée au choc pétrolier. C’est encore l’année de la Marche pour l’Égalité, déclenchée en été aux Minguettes à Vénissieux suite aux blessures infligées par un policier à Toumi Djaïdja, président de l’association SOS Avenir Minguettes. Rapidement évoquée dans Et le cœur fume encore, pour la présence de nombreux harkis en son sein, et parce qu’elle débouche sur la mise en place par Mitterrand de la carte de séjour de 10 ans, cette Marche est la pierre angulaire des différents fils narratifs qui composent la pièce.
Ces différents fils s’étendent de 1979 à 1985, un temps long sensé donner à comprendre « la triple bascule économique, politique et sociale » qui se joue sur la période. Hélas, les 2h40 de la pièce n’offrent aucune lecture nouvelle de ces années. Le choix pour les aborder de fictions entrelacées, construites à partir de nombreuses lectures et entretiens, est pour beaucoup dans cet échec. Ne réussissant pas à nous immerger dans les coulisses, dans les lieux plus ou moins secrets où la pensée de l’époque se formait et ne cessait de se transformer, les différentes histoires qui composent le chronologique 1983 peinent à construire un point de vue précis sur la période traitée. Si Alice Carré et Margaux Eskenazi disent vouloir se pencher sur les grands engagements, sur les combats de l’époque pour interroger ceux d’aujourd’hui, peu de choses au plateau permettent de saisir cette intention. Faute de dire ou de faire ce que seul le théâtre pourrait, 1983 demeure au seuil de l’enquête qu’elle se proposait de mener.
Pourtant portée par la même belle équipe que Et le cœur fume encore, dont chaque membre joue plusieurs rôles qui les font non seulement aller d’un extrême à l’autre du spectre politique mais aussi d’un sexe ou encore d’une couleur de peau à l’autre, la nouvelle création de Nova manque de la profondeur que celle-ci avait su se donner dans ses deux pièces précédentes. En grande partie du fait qu’après avoir mis d’eux-mêmes dans leurs spectacles, en racontant par exemple leurs recherches sur leurs propres familles, les interprètes de la compagnie disparaissent presque derrière leurs nombreux personnages, qui évoluent dans divers milieux : des radios, d’abords clandestines puis libres à partir de la fin de l’ORTF en 1982, les concerts Rock Against Police organisés par un réseau informel dans des cités, un appartement des Minguettes, une usine Citroën… Les quelques exceptions à cette éclipse presque totale des acteurs derrière leurs protagonistes, qui luttent dans l’ombre des grandes figures des combats de l’époque, confirment la perte causée par ce parti-pris.
Lorsque, incarnant dans une scène située en 1980 les membres du groupe Carte de Séjour, les comédiens se permettent de chanter une chanson de 1983 – « il nous a semblé que c’était le choix le plus cohérent pour parler des crimes racistes », disent-ils avec malice –, le présent vient avec bonheur nourrir l’exploration du passé. De même lorsque, jouant la première intervention télévisée de Jean-Marie Le Pen, le 13 février 1984 sur Antenne 2, le comédien concerné s’arrache à rôle pour râler : « J’y crois pas, mais vous allez couper mon rôle ? Attendez, c’est dégueulasse ! J’ai bossé comme un malade pour choper sa diction et je me suis fadé 280 fois l’émission… ». Dans ces deux cas, comme encore lorsqu’un comédien noir incarne un raciste déchaîné dans un bar, la friction entre le réel et le théâtre nous fait retrouver la joie du plateau qui dans les deux créations précédentes du triptyque permettait à la compagnie de faire du passé un puissant matériau de réflexion sur le présent, pour le futur. Ces moments sont hélas trop rares pour nous faire vraiment revisiter l’année 1983, qui apparaît souvent pour les comédiens comme le point d’ancrage d’une nostalgie d’un temps qu’ils n’ont pas connu.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
1983
De Margaux Eskenazi et Alice Carré
Avec Armelle Abibou, Loup Balthazar, Salif Cisse, Anissa Kaki, Malek Lamraoui, Yannick Morzelle, Raphaël Naasz, Éva RamiScénographie Julie Boillot Savarin
Lumières Mariam Rency
Costumes Sarah Lazaro
Création sonore Antoine Prost
Création vidéo Quentin Vigier
Régie générale et régie son William Leveugle
Administration et production Paul Lacour-Lebouvier
Diffusion Label Saison – Gwenaëlle Leyssieux
Construction du décor et confection des costumes les ateliers du TNPProduction Compagnie Nova et le Théâtre National Populaire
Coproduction Théâtre National Populaire – CDN de Villeurbanne, La Comédie de Saint-Etienne – CDN, Théâtre de la Ville – Paris, Les Gémeaux – Scène Nationale de Sceaux, La Comédie de Béthune – Centre dramatique national Hauts-de-France, La rose des vents-scène nationale Lille Métropole – Villeneuve d’Ascq, La Comédie de Valence – CDN Drôme – Ardèche, Le Quai des Arts – Argentan, Théâtre de La Cité Internationale – Paris, La Machinerie – Vénissieux, La Passerelle – Scène Nationale de Gap – Alpes du Sud, Forum Jacques Prévert – Carros, Le Théâtre du Bois de L’Aune – Aix-en-Provence, Théâtre du Fil de L’Eau – Pantin, Le Théâtre de Privas – Scène conventionnée Art en territoire, La Grange Dimière – FresnesAvec le soutien de la Région Ile-de-France, DRAC Ile-de-France, Direction Générale de la Création Artistique, Théâtre Gérard Philipe – Centre Dramatique National de Saint-Denis, Théâtre Joliette – Marseille, Centquatre-Paris, la Chartreuse de Villeneuve lez Avignon – Centre national des écritures du spectacle
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National
Durée : 2h40
TNP Villeurbanne
du mercredi 9 novembre au dimanche 20 novembre 2022
Petit théâtre • salle Jean-Bouise
du mardi au samedi à 20h30 sauf jeudi à 20h, dimanche à 16h, relâche le lundiLa Machinerie – Scène conventionnée de Vénissieux
Le 22 novembre 2022Les Gémeaux à Sceaux
du vendredi 25 au mardi 29 novembreLes Abbesses Théâtre de la Ville
du 1er au 10 décembre 2022Le Théâtre – Scène nationale d’Angoulême
Le 15 décembre 2022La Rose des Vents – Scène nationale Lille Métropole Villeneuve-d’Ascq
Les 5 et 6 janvier 2023Théâtre de la Cité internationale, Paris
Du 24 au 31 janvier 2023Forum Jacques Prévert, Carros
Le 9 février 2023Théâtre du Fil de l’Eau, Pantin
Le 14 février 2023Théâtre du Vésinet
Le 16 février 2023La Comédie de Saint-Etienne
Du 21 au 24 février 2023Théâtre du Bois de l’Aune, Aix-en-Provence
Les 7 et 8 mars 2023Théâtre Louis Aragon, Tremblay-en-France
Le 11 mars 2023La Ferme du Buisson, Noisiel
Les 18 et 19 mars 2023
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