Mylène Bonnet voyage autour de sa cuisine
Pour écrire 我 是 谁? (Wǒ shì shéi) Qui je suis ?, l’autrice et metteure en scène Mylène Bonnet a réalisé de nombreux entretiens avec des femmes chinoises. Son spectacle, qui met en scène une Européenne et une Chinoise dans une cuisine, restitue ce processus de travail sans lui donner de force théâtrale ni de solide ligne de réflexion.
Implantée en Seine-Saint-Denis, l’autrice et metteure en scène Mylène Bonnet y mène régulièrement des actions de territoire soutenues par le département et/ou par la Ville de Bobigny. Elle le fait, explique-t-elle sur le site de sa compagnie La Kesta qu’elle dirige depuis 2010, avec « le désir de comprendre son prochain·e et de partager avec lui·elle son quotidien. Ce partage est peu à peu devenu un endroit d’où regarder le monde et un endroit d’où le raconter. La périphérie est devenue mon centre ». La périphérie de Mylène Bonnet n’est pas seulement géographique : elle embrasse aussi des voix encore en marge au théâtre comme ailleurs, celle des femmes. Chaque pièce est pour elle l’occasion d’explorer un type d’écriture, de mettre au point un processus différent. Après Le Droit de choisir, 40 ans de liberté où elle redonne vie au Procès de Bobigny et une adaptation des Amazones d’Anne-Marie Bocage par May Bouhada, l’artiste opte avec 我 是 谁? (Wǒ shì shéi) Qui je suis ? pour une démarche à la fois autofictive et documentaire. Mylène Bonnet s’éloigne ici de ses territoires habituels pour imaginer, à partir d’une enquête menée en Chine et en France auprès de femmes chinoises, un dialogue entre une Européenne et une Chinoise, situé dans une cuisine française.
Au début de l’échange, la comédienne Caroline Filipek incarne clairement le double théâtral de Mylène Bonnet. Munie d’un dictaphone, l’air déterminé, un peu avide du journaliste en plein reportage, elle interroge Zhuoer Zhu selon un protocole emprunté à Wajdi Mouawad, dont elle a mis en scène plusieurs pièces. Elle pose des questions simples, sensées créer rapidement une intimité avec un inconnu, et susciter sa parole. « Quel chemin faisiez-vous pour aller à l’école ? », « Quel était le métier de vos grands-parents ? », ou encore « Qu’est-ce qui vous inquiète ? ». Au détour de l’interrogatoire, qui perd peu à peu son apparence très formelle pour adopter une tonalité plus amicale, on s’attend à découvrir son objectif. En vain, car les discussions très déséquilibrées entre les deux femmes – la Française ne parle que pour faire jaillir les récits de son interlocutrice – ne nous offrent pas cette chance. Ni celle d’avoir accès à un portrait de femme complexe, singulière, capable d’être la base d’une réflexion profonde sur l’un des sujets que semble prétendre traiter 我 是 谁? (Wǒ shì shéi) Qui je suis ? : les relations entre France et Chine, en particulier entre les femmes des deux pays, l’influence de la politique chinoise sur l’intime, ou encore le poids de l’Histoire sur les femmes.
La comédienne Zhuoer Zhu a beau mettre ses deux langues – elle parle aussi bien le français que sa langue maternelle – et toute sa belle énergie au service du texte qui lui est confié, cela ne suffit pas à donner à son personnage l’épaisseur qu’il aurait fallu pour palier à l’absence de théâtralité de la proposition de Mylène Bonnet. Écrites à partir des témoignages recueillis par cette dernière auprès de femmes chinoises à Shanghaï et en France, les longues répliques de Zhoer Zhu dessinent les contours du grand mouvement de développement de la Chine en une quarantaine d’années sans véritablement habiter l’espace de la cuisine, représenté au plateau par quelques tables, dont un plan de travail où officient tour à tour les deux comédiennes. Brièvement abordée par Zhuoer Zhu, l’histoire des cuisines chinoises aurait pourtant pu justifier le choix de Mylène Bonnet d’ancrer son spectacle dans un lieu si connoté dès lors qu’il est question de la femme. Pendant la collectivisation des biens, explique la comédienne, les cuisines ont été détruites dans les maisons et remplacées par des cuisines communautaires, qui n’ont disparu qu’avec l’urbanisation de la Chine dans les années 1990. Une belle base, hélas très inexploitée, pour une fiction de l’intime.
Aucune bribe d’histoire des cuisines françaises ne vient faire écho à ce pan d’histoire domestique chinoise. Plus généralement, la part française de 我 是 谁? (Wǒ shì shéi) Qui je suis ? est d’une grande faiblesse. Faute d’expliquer vraiment la nature de sa curiosité envers sa voisine – on finit tout de même par apprendre que les deux femmes habitent à côté –, la Française peine à apparaître comme davantage qu’un prétexte à une exploration chinoise, aussi vague soit-elle. Les apparitions récurrentes d’une femme du passé, que Mylène Bonnet dit inspirée de celle de Maison de poupée d’Ibsen, pèsent sur le dialogue au lieu de le faire respirer. Le langage très chargé, l’onirisme malhabile de cette partition assumée par la comédienne Haini Wang pèse sur l’échange central de la pièce au lieu de le nourrir. Comme le dit Caroline Filipek, qui peut sembler traduire ainsi un éclair de lucidité de l’autrice et metteure en scène : « la rencontre est impossible ».
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
我 是 谁? (Wǒ shì shéi) Qui je suis ?
Texte et mise en scène Mylène Bonnet
Dramaturgie May Bouhada avec la collaboration de Zhuoer Zhu
Traductions Zhuoer Zhu et Florine MaréchalAvec Caroline Filipek, Haïni Wang et Zhuoer Zhu
Collaboration artistique Lucile Jégou • Images Flavie Trichet-Lespagnol
Production Clémence Martens
et l’équipe technique de la MC93Production La Kesta.
Coproduction MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis.
Avec le soutien de l’Institut français dans le cadre du programme « Théâtre Export » du Département Développement et Coopération Artistiques et de l’Institut français de Chine à Pékin.
Avec la participation artistique du Jeune théâtre national.
Durée estimée 1h50
Théâtre — création MC93
Du 16 au 25 novembre 2022
Salle Christian Bourgois
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !